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Archive for the ‘Parti pris’ Category

Voici la deuxième mouture de ma conférence sur les femmes dans le jazz, prononcée samedi 25 juillet 2020 au festival Vague de Jazz, aux Sables d’Olonne. Tout en reprenant l’essentiel des éléments de la première conférence (voir article précédent), j’ai ajouté une section sur les avancées depuis deux ans (« De réelles avancées ») et modifié les façons d’être un allié à la fin.

Bonjour à tous, je m’appelle Raphaëlle Tchamitchian, je suis journaliste culturelle et musicale depuis plus de dix ans, et je suis ici pour vous parler non pas des femmes qui ont fait l’histoire du jazz mais de la situation actuelle des femmes dans le jazz en France. Merci à Jacques-Henri Bechieau et au festival Vague de Jazz pour cette belle invitation.

Au départ, dans le cadre de ces trois jours, il y aurait dû y avoir 8 concerts. Ma conférence a eu la chance de faire partie des propositions miraculeusement sauvée des limbes de l’épidémie de Covid-19 ; dommage qu’on ne puisse pas en dire autant des quelques musiciennes qui avaient été initialement programmées. On peut malheureusement constater que, en temps de crise, le réflexe est de sacrifier la prise de risque que représentent les groupes émergents et les groupes qui s’écartent trop de l’idée que le grand public se fait du jazz. Alors que le festival Vague de Jazz fait partie des rares qui font depuis le début un travail de fond sur l’égalité hommes/femmes, je me retrouve donc une fois encore à parler des « femmes dans le jazz » dans un contexte quasi-exclusivement masculin.

Il y a un peu moins de deux ans, j’ai fait une première intervention sur le même sujet au festival D’Jazz Nevers. Cette nouvelle conférence s’interroge sur le chemin parcouru depuis et reprend la structure de la première tout en en développant certains aspects.

État des lieux

Commençons par rappeler l’évidence : le jazz est tout aussi discriminant envers les femmes que les autres champs professionnels. Rien de ce que je vais dire dans cette conférence ne s’applique uniquement et exclusivement au jazz ; tout est transposable dans d’autres milieux.

Cependant, le jazz, et plus largement le monde de la musique et de la culture, portent une responsabilité particulière, parce qu’ils se targuent par ailleurs de porter des valeurs humanistes. De plus, par rapport à d’autres musiques comme le rock ou la chanson, le jazz français reste une sorte de bastion inégalitaire et fait figure d’exception conservatrice dans le paysage musical français.

Rappelons les indicateurs de cette inégalité :
• Il y a beaucoup moins de femmes que d’hommes sur les scènes.
• Ce sont souvent des chanteuses, moins souvent des instrumentistes.
• Celles qui entrent dans ce milieu en début de carrière en disparaissent progressivement au fil des ans ; relativement nombreuses dans les conservatoires, elles sont peu d’élues à mener une carrière, et encore moins une carrière longue.
• Dans une écrasante majorité de structures, les hommes sont aux postes de pouvoir et les femmes aux postes d’exécutantes. Les hommes dirigent et créent ; les femmes administrent, gèrent et appliquent les décisions prises.

Tous ces éléments sont bien connus. Ils ont été analysés par la sociologue Marie Buscatto dans l’ouvrage Femmes de jazz, sorti aux éditions du CNRS en 2007 (et systématiquement cité sur le sujet) ; et ils ont été récemment confirmés par un rapport sorti l’année dernière et commandité par différentes associations liées au monde du jazz français (AJC, Grands Formats).

De mon côté, j’ai mené ma propre petite enquête auprès des actrices et des acteurs du jazz aujourd’hui (des musiciennes, des musiciens, et des professionnels), pour sonder l’état actuel des choses. Le premier volet de l’enquête a eu lieu à l’automne 2018, juste avant que l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo n’éclatent, au moment où la collectivité était sur le point de s’emparer du sujet. Le second volet a eu lieu ces dernières semaines, presque deux ans après.

Les propos qui suivent s’appuient donc sur les réponses de 20 personnes, 10 femmes et 10 hommes. Il me semblait important de mener une enquête paritaire ; les hommes sont partie prenante du problème comme de la solution.

Résultats de l’enquête (2018)

Le premier volet de mon enquête comportait une série de 4-5 questions : 4 questions pour les femmes, 5 pour les hommes. Les réponses les plus révélatrices ont été celles données à la question suivante : « Avez-vous personnellement expérimenté une situation de discrimination et/ou d’inconfort dans le monde du jazz du fait que vous étiez une femme ? » L’équivalent masculin était : « Avec le recul, pensez-vous avoir participé et/ou entraîné une situation inconfortable ou de discrimination sans en avoir conscience ? »

Sur 10 femmes, 8 ont répondu oui, et 2 ont répondu non. Celles qui ont répondu oui m’ont raconté des histoires plus ou moins effrayantes qui touchent tous les corps de métiers, musiciens programmateurs et enseignants.

Mais ce qui était extrêmement intéressant, c’est que les 2 femmes qui ont répondu non m’ont ensuite raconté des histoires qui montraient qu’elles avaient clairement vécu de telles situations de discrimination, ou au moins d’inconfort. Simplement, soit elles ne les identifiaient pas comme telles, soit elles refusaient de leur donner de l’importance.

Cela montre plusieurs choses :
1) que certaines femmes sont enclines à mettre en doute leur propre expérience, ou du moins à minimiser la part de sexisme qui a pu y donner lieu.
2) que l’inégalité, la position de la seconde place, est parfois — et même souvent — chez les femmes intériorisée depuis longtemps.
3) que le chemin de conscientisation de l’impact des inégalités sociales (de genre, mais aussi de race ou de classe) dans notre vie est long et très loin d’être évident.

D’où je crois l’importance de ce genre d’événements. Témoigner, parler, faire circuler la parole, et surtout écouter, pour comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de situations privées, individuelles, mais de situations collectives et sociales.

Du côté des hommes, la différence se situe entre d’une part ceux qui ont déjà pris conscience non pas de leur participation active et consciente dans ce problème, mais de leur place dans l’échiquier, place qui entraîne un certain type de comportement social largement inconscient ; et d’autre part ceux qui n’ont pas eu cette prise de conscience — tout en pensant souvent le contraire. À la question : « Avec le recul, pensez-vous avoir participé et/ou entraîné une situation inconfortable ou de discrimination sans en avoir conscience ? », ceux qui n’ont pas eu cette prise de conscience ont naturellement répondu : « Non. », alors que ceux qui ont eu cette prise de conscience ont répondu : « Oui, certainement. », voire : « Oui, forcément. »

La ligne de partage est extrêmement intéressante, car elle sépare les hommes qui se pensent en-dehors du problème, de ceux qui ont conscience d’en être partie prenante, quand bien même ils ne pourraient ou ne voudraient se souvenir d’aucun comportement explicitement sexiste de leur part. Car le problème, ce n’est pas comment un homme a une fois fait ceci ou cela, le problème, c’est comment les hommes en général bénéficient d’un certain nombre de privilèges dont ils n’ont pas toujours conscience. Pour cette raison, je ne cite aucun nom dans cette conférence ; il ne s’agit pas de dénoncer qui que ce soit, mais de débusquer des schémas comportementaux qui sont à l’œuvre en nous et qui nous dépassent. Il me semble qu’un homme qui répond « Oui, forcément. » a bien compris ça. Et cette compréhension est nécessaire pour avancer.

Le monde dans lequel nous vivons est façonné par les hommes, et l’art n’y échappe pas ; c’est leur point de vue qui domine, même si bien souvent on ne s’en rend pas compte. En tant que femme on se construit majoritairement à travers le point de vue des hommes, et il faut un long travail pour déconstruire ce point de vue, pour se rendre compte qu’il n’est pas neutre. Ce travail est peut-être plus difficile encore pour les hommes — mais pas impossible.

Le jazz, une musique d’hommes

Le jazz s’est longtemps défini et se définit encore comme une musique d’hommes. Par rapport à d’autres musiques, il se démarque par l’importance historique qu’y ont tenu la compétition et le virilisme. La mythologie du jazz est masculine : la tradition des jam sessions est empreinte d’une forte dimension masculine ; les valeurs classiques du jazz correspondent à des valeurs viriles (rapidité, virtuosité technique, performance, etc.) ; et, comme dans les autres domaines de la vie, les quelques femmes qui ont joué un rôle important dans cette musique ont soigneusement été effacées de l’histoire.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le classique : « Elle joue bien pour une femme ! » n’a pas complètement disparu. À la suite de Paye ta schnek et d’autres, le site Paye ta note.com, animé par Agathe Thorez, compile des remarques sexistes effarantes issues du monde de la musique. Cette année une musicienne m’a raconté qu’on lui avait fait comprendre que son principal rôle sur scène n’était pas de bien jouer mais d’être « sexy » ; et on m’a rapporté il y a 2 ans que quelqu’un aurait dit que « les femmes ne peuvent pas jouer de jazz car leur cerveau n’est pas fait comme celui des hommes ».

Cependant, ce genre de remarque reste relativement minoritaire, voire marginale. Même si on observe encore parfois des sursauts archaïques, la misogynie ouverte et l’exclusion pure et simple des femmes au seul titre qu’elles sont des femmes sont à peu près révolues. On ne m’a jamais disqualifiée directement parce que j’étais une femme. En revanche, ce qui n’est pas marginal, c’est l’arsenal de stratégies déployé pour signifier aux femmes qu’elles n’ont pas ou pas vraiment leur place dans le jazz.

Le poids de la féminité

Par rapport aux hommes, les femmes doivent faire face à un obstacle supplémentaire dans leur parcours : les stéréotypes négatifs qui pèsent sur elles. Certains de ces stéréotypes sont aussi partagés par les femmes — les comportements sexistes ne sont malheureusement pas réservés aux hommes, loin de là.

Le principe est simple : si vous êtes une femme féminine, on ne vous prend pas au sérieux ou on vous reproche d’en jouer pour avoir des concerts ; si vous êtes un garçon manqué, on vous reproche de ne pas mettre de robe sur scène, c’est-à-dire de ne pas être une vraie femme. Dans tous les cas, vous avez perdu. Autant de pressions auxquelles les hommes n’ont jamais à faire face.

Dans l’enfance, la question du choix de l’instrument pèse lourd, et on conseille encore aux petites filles de choisir le piano plutôt que la contrebasse. En-dehors de l’éducation des parents, la question de la représentation est aussi en jeu : plus il y aura de femmes sur les scènes qui joueront des instruments variés, plus les petites filles pourront s’identifier à elles et se projeter dans une carrière musicale.

Arrivé à l’âge adulte, le réflexe le plus largement partagé par les hommes comme par les femmes est de considérer qu’une femme est incompétente par défaut. Le résultat est l’obligation de devoir constamment faire ses preuves, quand bien même on serait une artiste brillante et reconnue.

Voici une liste non exhaustive de choses qui arrivent encore aux femmes dans le monde du jazz — et ailleurs — en 2020.

Quand vous êtes une femme, les hommes sont susceptibles de :
• parler à votre place ;
• s’adresser à l’homme qui est avec vous et pas à vous ;
• vous expliquer des choses que vous savez déjà ;
• ne pas vous écouter, ni quand vous parlez, ni quand vous jouez ;
• chercher une validation masculine à vos suggestions ou remarques ;
• faire des commentaires sur votre apparence ;
• laisser entendre ce qu’ils aimeraient bien vous faire dès la première rencontre ou dans un contexte totalement inapproprié ;
• laisser leurs mains un peu trop longtemps dans des endroits où elles ne devraient pas être du tout (les hanches par exemple) ;
• faire des blagues sur vous en votre présence, soit en faisant comme si vous n’étiez pas là, soit en vous regardant dans les yeux, par provocation ;
• ou simplement être gêné par votre présence, considérée comme intrusive parce qu’elle les empêche d’être entre mecs.

Certains de ces comportements sont très nettement amplifiés par la présence de témoins mâles. À l’inverse, un homme charmant en société — en particulier devant ses copains — peut se révéler insistant ou abusif en privé.

Je ne suis pas musicienne, mais toutes ces choses (sauf une) me sont personnellement déjà arrivées. Par exemple je ne compte plus le nombre d’hommes qui, après appris que j’étais journaliste de jazz, ont entrepris de m’expliquer l’histoire de cette musique. J’ai également remarqué une nette différence de comportement quand je me déplace (en concert, en festival, etc.) seule ou accompagnée : dès que je suis accompagnée, on ne s’adresse plus à moi directement, mais à l’homme qui est avec moi. Je peux vous dire que la sensation de ne pas exister, ou alors juste au stade d’enfant, est extrêmement curieuse, et pas franchement agréable.

À ces comportements sociaux s’ajoute le phénomène bien connu de la cooptation masculine : comme dans cette musique chacun est susceptible d’être leader dans un groupe et sideman dans un autre, les musiciens s’appellent les uns les autres pour jouer ensemble selon leurs affinités et leurs envies artistiques. Jusque là, tout est normal. Sauf que dans un très large nombre de cas, les femmes sont oubliées. On ne pense tout simplement pas à elles car elles ne font souvent pas partie des « copains ». Résultat, pour être sûres d’avoir du boulot, les musiciennes sont très souvent leadeuses de leur propre groupe.

Tout cela a pour effet d’exclure les femmes du groupe humain, amical, professionnel en train de se constituer — sur scène, dans les loges, dans le public —, une exclusion dont les hommes bénéficient, à titre social, professionnel et personnel. Toutes ces choses ont également pour effet de faire sentir aux femmes qu’elles sont illégitimes, qu’elles n’ont pas leur place dans ce milieu.

Par ailleurs, les chanteuses subissent des discriminations spécifiques, sur lesquelles je vais peu m’attarder ici, mais qu’il est important de souligner. Souvent considérées comme des « sous-musiciennes », elles doivent doublement faire leurs preuves.

Et, pour les chanteuses comme pour les musiciennes, la maternité est parfois encore perçue comme un fardeau ou une tare, et on s’aperçoit qu’il n’y a toujours que deux cases disponibles pour se définir : la maman ou la putain, comme disait l’autre.

Constamment réduites à leur genre — sinon carrément à des objets sexuels (mais que tant qu’elles n’ont pas encore eu d’enfants) — les femmes sont obligées de se confronter à la question d’une manière ou d’une autre pour pouvoir continuer à travailler, car elles sont très souvent perçues avant tout comme des femmes.

Stratégies de résistance (la mascarade de la masculinité)

Un arsenal de stratégies peut être déployé pour contrer ce qui peut être vécu comme une véritable menace :
• se présenter de manière formelle ;
• vouvoyer ses interlocuteurs ;
• dire bonjour en serrant la main et en regardant droit dans les yeux ;
• rappeler qu’on sait faire, merci ;
• glisser le plus tôt possible dans la conversation qu’on a un compagnon même si c’est faux ;
• le cas échéant, rappeler à la personne en face de nous qu’elle a l’âge d’être notre père ;
• s’habiller d’une certaine manière ; etc.

L’humour est également une solution efficace pour désamorcer les situations inconfortables, sans tomber dans la confrontation directe.

Une autre solution est d’adopter des comportements dits « masculins ». La « mascarade de la masculinité » est très présente dans le jazz français. Pour s’intégrer dans les groupes, les femmes adoptent des comportements masculins, et éventuellement masquent certaines émotions ou opinions.

Pour beaucoup d’entre elles, ce sont des comportements qui leur sont naturels, acquis depuis l’enfance ou l’adolescence. Cela dit, ce n’est pas parce qu’ils leur sont naturels qu’ils ne sont pas aussi le fruit d’un effort conscient sur la durée. Il s’agit bien d’une mascarade, d’un masque enfilé pour la circonstance, et dont, les années passant, elles se libéreraient bien. L’un des sentiments qui est le plus souvent revenu dans les témoignages de femmes que j’ai récoltés, c’est la fatigue, en premier lieu la fatigue de devoir enfiler le masque de la masculinité pour être acceptée et pour s’intégrer dans les groupes.

Par ailleurs, cette mascarade n’est pas réservée aux femmes. Du côté des hommes, il arrive aussi que l’on se coule dans le moule de cette masculinité sociale, quitte à laisser son vrai Moi à la maison. Tous les mecs n’apprécient pas les blagues graveleuses, et certains d’entre eux aimeraient pouvoir parler de leurs émotions sans que ça mette tout le monde mal à l’aise.

Dans les deux cas, il s’agit de coller à une certaine idée que l’on se fait de la masculinité, et d’évacuer sa part de féminité, simplement pour pouvoir être pris(e) au sérieux. L’ensemble donne l’impression d’un curieux jeu de masques qui à mon avis ne fait de bien ni aux individus ni à la musique — surtout à une musique qui s’est précisément construite sur la mise en valeur de l’expressivité et de la personnalité de ce même individu.

De réelles avancées

On m’objectera qu’aujourd’hui, les femmes bénéficient de leur condition. Le sujet est à la mode, et être une femme est presque devenu une « valeur ajoutée ». Dans Mes bien chères sœurs, l’autrice Chloé Delaume affirme que nous sommes en pleine « quatrième vague » de la révolution féministe. La première vague s’est attaqué au droit de vote et à l’égalité juridique de la fin du 19e siècle au milieu du 20e ; la deuxième au droit à disposer de son corps pendant les années 1960-70 ; la troisième y a ajouté pendant les années 80 l’approche intersectionnelle en incluant dans les luttes les minorités sexuelles et ethno-culturelles ; et la quatrième vague s’attaque aujourd’hui au sexisme ordinaire et quotidien, c’est-à-dire aux mœurs. Le mot « systémique » (comme dans « racisme systémique » ou « sexisme systémique ») est utilisé partout, ce qui est nouveau.

En fait, depuis le mouvement #MeToo, ce qui a vraiment changé, c’est que le sujet est sur la table. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire qu’il n’est plus possible de balayer d’un revers de main la question de l’égalité hommes/femmes. On en parle tout le temps, dans des commissions, des conférences, des tables rondes, mais aussi sur les lieux de concerts de manière informelle. Les personnes que j’ai interrogées confirment que les hommes abordent plus volontiers le sujet (même si c’est parfois pour protester), alors qu’avant cette préoccupation n’existait tout simplement pas. De plus en plus d’hommes sont sensibles à l’absence de femmes dans une programmation, et certains s’interrogent même entre eux sur la manière de rétablir l’équilibre, y compris dans leurs propres formations. Sur ce point, il y a un certain décalage générationnel : là où les plus jeunes, sans forcément avoir toutes les réponses, saisissent d’emblée les enjeux systémiques et leur place dans l’échiquier, les plus âgés ont tendance à avoir une lecture plus individuelle des choses. Ils sont également plus spontanément réceptifs à la critique de la masculinité, et acceptent moins les blagues sexistes, la compétition viriliste, et plus largement les comportements d’entre-soi masculin.

De leur côté, les femmes ont globalement le sentiment d’être mieux entendues, et de pouvoir davantage exprimer leurs ressentis et leurs opinions, car le discours féministe est plus légitime qu’avant. Les comportements graveleux ou abusifs ont reculé, et réciproquement quand il y en a les femmes les laissent moins passer. Une certaine sororité s’est installée, des associations se sont créées. Musicalement, certaines s’autorisent davantage à proposer leur propre vocabulaire musical, leur propre son, leur propre manière de s’emparer de la création. Les groupes de femmes qui se sont formés ne sont plus des sous-produits du patriarcat, mais des endroits de réflexion, de sororité et de résistance.

La discrimination positive

Cependant, si ces avancées sont réelles et méritent d’être soulignées, on rencontre encore beaucoup de résistance.

La première vient de la mise en doute de la valeur des musiciennes dans un tel contexte. Oui, il est vrai que certaines artistes bénéficient aujourd’hui de la prise de conscience du sexisme qui asphyxie ce milieu et d’autres ; beaucoup d’entre elles en ont conscience. Cependant, d’une part elles en portent la croix, et d’autre part, pour toutes les raisons que j’ai évoquées plus haut, il est faux de dire qu’il est plus facile d’être une femme que d’être un homme pour faire carrière dans le jazz. Incidemment, ce genre d’objection montre qu’encore une fois, la réussite des femmes est suspecte — il n’y a rien à faire, on ne gagne jamais vraiment.

La deuxième résistance concerne la discrimination positive. Les arguments qui reviennent le plus souvent chez les opposants à la discrimination positive sont :
1) moi, je juge un projet ou un artiste uniquement en fonction de sa « qualité musicale », et pas en fonction de son genre ;
2) c’est mauvais pour les femmes, parce qu’elles sont embauchées non pas pour leurs compétences mais pour leur genre, ce qui les discrédite.

Ces arguments sont réfutables pour au moins quatre raisons :

1) Premièrement, forgé dans un monde dont le point de vue dominant est masculin, notre jugement esthétique est pétri de stéréotypes de genre, de race et de classe. Tout le monde connaît l’histoire du recrutement en orchestre classique derrière un paravent : comme par magie, le pourcentage de recrutement de femmes explose quand on ne les voit pas. Croire que notre jugement esthétique est libéré de ces préjugés est un leurre.

2) Deuxièmement, favoriser les femmes pose problème, mais à l’inverse favoriser les hommes — comme c’est de fait le cas, même si c’est involontaire, même si c’est inconscient — ne pose jamais aucun problème à personne.

3) Troisièmement, vu la très faible proportion de femmes sur les scènes, si les programmateurs ne s’arrêtent qu’à la qualité artistique des projets, ça veut dire qu’il y a très peu de femmes qui font de la bonne musique, et peut-être plein d’autres derrière qui en font de la mauvaise. Or, en dix ans de journalisme jazz, j’ai vu un paquet de mauvais concerts de mecs. Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir aussi de temps en temps des mauvais concerts avec des meufs ? Pourquoi les hommes devraient-ils avoir le monopole de la médiocrité ? Comme disait Françoise Giroud, « la femme sera vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignera une femme incompétente. »

4) Quatrièmement, refuser la discrimination positive parce qu’elle « ne rend pas service aux femmes » est un argument qui me laisse songeuse. D’un côté, c’est vrai que ça jette un voile de suspicion sur les compétences des artistes, et que ça peut les embarrasser. D’un autre côté, ce voile de suspicion existe déjà partout tout le temps. La seule différence, c’est que dans un cas il est explicite ; dans l’autre, il est implicite, et qu’on s’en sert sans le dire pour les exclure. Les femmes sont déjà ghettoïsées, et déjà jugées davantage à l’aune de leur genre que de leurs compétences ; s’en offusquer dès lors que l’on peut retourner ce phénomène en leur faveur est extrêmement hypocrite.

Pour moi, la discrimination positive n’est pas une fin en soi, mais une étape nécessaire vers l’égalité réelle. Les enquêtes de Marie Buscatto le montrent : pour l’instant, il n’y a que l’action institutionnelle qui marche. Si on compte sur la bonne volonté des acteurs, il ne se passe rien, ou presque rien. On n’aurait pas besoin de discrimination positive si les musiciens et les programmateurs faisaient leur part du boulot.

Être un allié

Pour cela, il faut accepter d’en faire une priorité. Ce n’est qu’à ce prix que les choses pourront vraiment évoluer. Si le critère du genre et plus globalement de la diversité ne passe pas devant tous les autres, le naturel revient au galop — et ce chez tout le monde, même chez moi. Cela signifie qu’il faut s’en préoccuper bien en amont de la programmation proprement dite, et qu’il faut aller voir des femmes jouer, soutenir des projets de femmes dans les commissions, etc.

Certaines des personnes que j’ai interrogées déplorent un niveau parfois insuffisant pour envisager d’inviter telle ou telle personne à jouer dans leurs projets. Mais ça prend du temps d’aller chercher des femmes. Il n’y en a pas beaucoup, et celles qui sont là sont souvent moins visibles que les hommes. Si on veut participer à l’effort de représentativité, on peut aussi aller chercher des femmes en-dehors du pays, ailleurs en Europe ou dans le monde. Pour certains, c’est déjà le cas. Enfin, parfois ça vaut la peine de faire l’effort de redécouvrir certaines artistes après quelques années, on peut avoir des surprises.

Par ailleurs, n’oublions pas que tout cela est un travail de longue haleine. En Scandinavie, notamment en Suède, ils l’ont commencé il y a 20 ans et maintenant ils ont une scène féminine incroyable. Nous ne sommes que les maillons d’une chaîne, il y a eu des gens avant nous et il y en aura après nous.

Ensuite, il me paraît nécessaire d’agir dans le dire. Je ne suis pas très convaincue par les éditions spéciales 100% féminines ou les focus ponctuels sur une ou plusieurs musiciennes ; d’abord parce que ça contribue à ghettoïser les femmes, et ensuite parce qu’en général la bonne volonté est aussi ponctuelle que le focus. Quand on est attentif sur la durée à programmer des femmes à hauteur plus ou moins égale aux hommes sans en faire la publicité, en général le public ne le remarque pas. Pour moi, ça ne veut pas dire que ça ne sert à rien, au contraire : c’est une bonne chose. S’il ne remarque pas le genre des artistes, le public a moins de chance d’avoir une lecture genrée de la performance, et d’assigner telle ou telle attente ou qualité à telle ou telle personne. Cela permet de surcroît de mettre à disposition des modèles différents et variés aux petites filles et aux petits garçons de manière évidente et naturelle. Enfin et surtout, l’égalité n’est pas et n’a pas à être un événement, cela doit être la normalité.

Féminin / Masculin

Tout ceci implique évidemment de se remettre en question en tant qu’individu, et c’est là que ça se gâte. Cette remise en question vaut autant pour les hommes que pour les femmes. Nous sommes partie prenante d’une structure sociale qui nous conditionne mais qui en même temps nous dépasse. C’est nous et c’est pas nous ; ça se joue en nous, à travers nous. On le fabrique autant que ça nous fabrique. C’est pourquoi je pense que le levier d’un véritable changement est dans une action conjointe au niveau social et au niveau personnel, intime. Les deux sont totalement imbriqués. C’est un travail long, très long, qui prendra plusieurs générations, mais qui je crois peut permettre d’émanciper autant les femmes que les hommes.

Il est temps en effet que les hommes s’emparent de cette question, et proposent d’autres manières d’être un homme. Trop d’entre eux voient encore l’horizon de la lutte féministe comme une perte : perte de repères et de réflexes familiers (jouer avec ses copains c’est a priori toujours plus facile et plus sympa que de jouer avec des gens que l’on connaît moins) ; perte d’opportunités de travail (s’il y a plus de femmes sur les scènes, mathématiquement il y a moins de places à prendre, et dans un milieu hyper compétitif ce n’est pas une bonne nouvelle) ; et perte de pouvoir. Pourtant, si le patriarcat est un système de domination qui bénéficie aux hommes, il n’est pas du tout émancipateur, ni au niveau individuel, ni au niveau collectif. La lutte féministe est une lutte globale, qui vise à libérer tout le monde des injonctions et des carcans de genre — et non pas que les femmes.

Combattre les inégalités de genre passe ainsi par la redéfinition de la masculinité et de la féminité, pour arriver à quelque chose de plus fluide et de plus libre. Il me semble enfin qu’un tel travail d’écoute de l’autre, d’accueil de l’autre en soi, voire d’effacement de l’ego au profit de quelque chose de plus grand que soi, est un travail joyeux, et en plus, tellement jazz… !

Pour terminer, et avant de donner la parole au public, je voudrais remercier une nouvelle fois toutes celles et tous ceux dont les réponses à mes questions ont nourri cette réflexion — et que l’on a pour beaucoup d’entre eux vus à Vague de Jazz : Airelle Besson, Sophie Bernado, Morgane Carnet, Adrien Chiquet, Élise Dabrowski, Benoît Delbecq, Julien Desprez, Andy Emler, Edouard Ferlet, Antonin-Tri Hoang, Pierre Lambla, Leïla Martial, Hughes Mayot, Basile Naudet, Laura Perrudin, Alexandre Pierrepont, Rafaëlle Rinaudo, Clotilde Rullaud, Eve Risser et Laetitia Zaepffel.

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Voici le texte intégral et non retouché de la conférence que j’ai prononcée samedi 17 novembre 2018 au festival D’Jazz Nevers, à l’occasion d’une rencontre sur la place des femmes dans le jazz, aux côtés de Jean-Paul Ricard. La rencontre entière a été filmée et est en accès libre sur Facebook.

 

Bonjour à toutes et à tous, je m’appelle Raphaëlle Tchamitchian (comme on me pose beaucoup la question, je précise tout de suite que je suis la nièce du contrebassiste qui jouait par un hasard du calendrier ce midi dans la même salle), j’ai 30 ans, et ça fait dix ans que j’écris sur le jazz en France et ailleurs. J’ai écrit dans la plupart des organes de presse de jazz en France, sur quantité d’artistes et de sujets. En tout, j’ai publié plus de 300 articles.

Ce n’est pas un scoop, les femmes sont en minorité sur les scènes de jazz en France, comme le montre d’ailleurs la semaine de programmation qui s’achève ce jour. Du côté des journalistes, le déséquilibre est le même : nous sommes une poignée de journalistes spécialisés dans le jazz en France, et nous sommes encore moins de femmes journalistes.

Or, en dix ans, l’équipe de Nevers m’a contactée deux fois, pour des commandes très précises : une fois pour le magazine Tempo en 2015, pour écrire un dossier sur les femmes dans le jazz ; et une fois aujourd’hui, pour donner une conférence sur les femmes dans le jazz. Je reçois Tempo dans ma boîte aux lettres chaque trimestre, et je constate que beaucoup de sujets différents y sont abordés ; ils sont tous traités par des hommes. Moi, on ne m’appelle que pour parler des femmes.

La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui est une illustration éclatante du problème dont on m’a demandé de parler. Je suis ravie de servir de faire-valoir à un festival aussi prestigieux que D’Jazz Nevers, et je vais donc profiter du temps et de la visibilité qui me sont accordés pour essayer de comprendre pourquoi on en est encore là.

 

Commençons par rappeler l’évidence : le jazz est tout aussi discriminant envers les femmes que les autres champs professionnels. Rien de ce que je vais dire dans cette conférence ne s’applique uniquement et exclusivement au jazz ; tout est transposable dans d’autres milieux.

Cependant, le jazz, et plus largement le monde de la musique et de la culture, portent une responsabilité particulière, parce qu’ils se targuent par ailleurs de porter des valeurs humanistes. De plus, par rapport aux autres musiques comme le rock ou la chanson, le jazz français (il semble que le monde anglo-saxon ait un train d’avance sur nous) reste une sorte de bastion inégalitaire.

Rappelons les indicateurs de cette inégalité :

  • Il y a beaucoup moins de femmes que d’hommes sur les scènes.
  • Ce sont souvent des chanteuses, moins souvent des instrumentistes.
  • Celles qui entrent dans ce milieu en début de carrière en disparaissent progressivement au fil des ans ; nombreuses dans les conservatoires, elles sont peu d’élues à mener une carrière, et encore moins une carrière longue.
  • Dans une écrasante majorité de structures, les hommes sont aux postes de pouvoir et les femmes aux postes d’exécutantes. Les hommes dirigent et créent ; les femmes administrent, gèrent et appliquent les décisions prises.

Tous ces éléments n’ont rien de nouveau, et ont été analysés par la sociologue Marie Buscatto dans l’ouvrage Femmes de jazz, sorti aux éditions du CNRS en 2007.

Pour cette conférence, j’ai mené une enquête auprès des actrices et des acteurs du jazz aujourd’hui (des musiciennes, des musiciens, et des professionnels), pour sonder l’état actuel des choses. Les propos qui vont suivre s’appuient sur les réponses de 20 personnes, 10 femmes et 10 hommes. Il me semblait important de mener une enquête paritaire ; les hommes sont partie prenante du problème comme de la solution.

 

Résultats de l’enquête

Mon enquête comportait une série de 4-5 questions : 4 questions pour les femmes, 5 pour les hommes.

Les réponses les plus révélatrices ont été celles données à la question suivante : « Avez-vous personnellement expérimenté une situation de discrimination et/ou d’inconfort dans le monde du jazz du fait que vous étiez une femme ? » L’équivalent masculin était : « Avec le recul, pensez-vous avoir participé et/ou entraîné une situation inconfortable ou de discrimination sans en avoir conscience ? »

Sur 10 femmes, 8 ont répondu oui, et 2 ont répondu non.

Celles qui ont répondu oui m’ont racontée des histoires plus ou moins effrayantes qui touchent tous les corps de métiers : les musiciens bien sûr, mais aussi les programmateurs ou les enseignants.

Mais ce qui était extrêmement intéressant, c’est que les 2 femmes qui ont répondu non m’ont ensuite raconté des histoires qui montraient qu’elles avaient clairement vécu de telles situations de discrimination, ou au moins d’inconfort. Simplement, soit elles ne les identifiaient pas comme telles, soit elles refusaient de leur donner de l’importance.

Cela montre plusieurs choses :

1) que certaines femmes sont enclines à mettre en doute leur propre expérience, ou du moins à minimiser la part de sexisme qui a pu y donner lieu.

2) que l’inégalité, la position de la seconde place, est parfois — et même souvent — chez les femmes intériorisée depuis longtemps.

3) que le chemin de conscientisation de l’impact des inégalités sociales (de genre, mais aussi de race ou de classe) dans notre vie est long et très loin d’être évident.

D’où je crois l’importance de ce genre d’événements. Témoigner, parler, faire circuler la parole, et surtout écouter, pour comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de situations privées, individuelles, mais de situations collectives et sociales.

Du côté des hommes, la différence se situe entre d’une part ceux qui ont déjà pris conscience non pas de leur participation active et consciente dans ce problème, mais de leur place dans l’échiquier, place qui entraîne un certain type de comportement social largement inconscient ; et d’autre part ceux qui n’ont pas eu cette prise de conscience — tout en pensant souvent le contraire. À la question : « Avec le recul, pensez-vous avoir participé et/ou entraîné une situation inconfortable ou de discrimination sans en avoir conscience ? », ceux qui n’ont pas eu cette prise de conscience ont naturellement répondu : « Non. », alors que ceux qui ont eu cette prise de conscience ont répondu : « Oui, certainement. », voire : « Oui, forcément. »

La ligne de partage est extrêmement intéressante, car elle sépare les hommes qui se pensent en-dehors du problème, de ceux qui ont conscience d’en être partie prenante, quand bien même ils ne pourraient ou ne voudraient se souvenir d’aucun comportement explicitement sexiste de leur part. Car le problème, ce n’est pas comment un homme a une fois fait ceci ou cela, le problème, c’est comment les hommes en général bénéficient d’un certain nombre de privilèges dont ils n’ont pas toujours conscience. Pour cette raison, je ne cite aucun nom dans cette conférence ; il ne s’agit pas de dénoncer qui que ce soit, mais de débusquer des schémas comportementaux qui sont à l’œuvre en nous et qui nous dépassent. Il me semble qu’un homme qui répond « Oui, forcément. » a bien compris ça. Et cette compréhension est nécessaire pour avancer.

Le monde dans lequel nous vivons est façonné par les hommes, et l’art n’y échappe pas ; c’est leur point de vue qui domine, même si bien souvent on ne s’en rend pas compte. En tant que femme on se construit majoritairement à travers le point de vue des hommes, et il faut un long travail pour déconstruire ce point de vue, pour se rendre compte qu’il n’est pas neutre. Ce travail est peut-être plus difficile encore pour les hommes — mais pas impossible.

 

Le jazz, une musique d’hommes

Rappelons une autre évidence : le jazz s’est longtemps défini et se définit encore comme une musique d’hommes. Par rapport aux autres musiques, il se démarque par l’importance historique qu’y ont tenu la compétition et le virilisme. Je ne pense pas avoir besoin de rappeler la dimension « masculine » des jam sessions. De plus, la manière dont les quelques femmes qui ont joué un rôle important dans cette musique ont été soigneusement effacées de l’histoire a été bien rappelée par Jean-Paul.

On se souvient de la colère de Joëlle Léandre l’année dernière à l’annonce du palmarès des Victoires du Jazz. Ce palmarès entièrement masculin avait eu la malchance de tomber pile la semaine de l’affaire Weinstein, qui a déclenché le mouvement #MeToo, ce qui le rendait particulièrement déplacé, voire indécent. Cette année, ils se sont (un peu) rattrapés.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le classique : « Elle joue bien pour une femme ! » n’a pas complètement disparu. On m’a même confié que quelqu’un d’aujourd’hui, en 2018, aurait dit que « les femmes ne peuvent pas jouer de jazz car leur cerveau n’est pas fait comme celui des hommes. »

Mais ce genre de remarque reste minoritaire, voire marginale. Aujourd’hui la misogynie ouverte est plutôt le fait d’une minorité. On ne m’a jamais disqualifiée directement parce que j’étais une femme. En revanche, ce qui n’est pas marginal, c’est l’arsenal de stratégies déployé pour signifier aux femmes qu’elles n’ont pas ou pas vraiment leur place dans le jazz.

 

Le poids de la féminité

Par rapport aux hommes, les femmes doivent faire face à un obstacle supplémentaire dans leur parcours : les stéréotypes négatifs qui pèsent sur elles. Certains de ces stéréotypes sont aussi partagés par les femmes — les comportements sexistes ne sont malheureusement pas réservés aux hommes, loin de là.

Le principe est simple : ou vous êtes une femme féminine, et soit on ne vous prend pas au sérieux, soit on vous reproche d’en jouer pour avoir des concerts ; ou vous êtes un garçon manqué, et on vous reproche de ne pas mettre de robe sur scène. Dans tous les cas, vous avez perdu. Autant de pressions auxquelles n’ont jamais à faire face les hommes.

Dans l’enfance, la question du choix de l’instrument pèse lourd, et on conseille encore aux petites filles de choisir le piano plutôt que la contrebasse. En-dehors de l’éducation des parents, la question des représentations est aussi en jeu : plus il y aura de femmes sur les scènes qui joueront des instruments variés, plus les petites filles pourront s’identifier à elles et se projeter dans une carrière musicale.

Arrivé à l’âge adulte, le réflexe le plus largement partagé par les hommes comme par les femmes est de considérer qu’une femme est incompétente par défaut. Le résultat est l’obligation de devoir constamment faire ses preuves, quand bien même on serait une artiste brillante et reconnue.

Voici une liste assez déprimante et non exhaustive de choses qui arrivent encore aux femmes dans le monde du jazz — et ailleurs — en 2018. C’est toujours les mêmes trucs que quand j’ai écrit mon dossier pour Tempo en 2015, toujours les mêmes trucs que quand Marie Buscatto a sorti son bouquin en 2007, toujours les mêmes trucs.

Donc, quand vous êtes une femme, les hommes sont susceptibles de :

  • parler à votre place ;
  • s’adresser à l’homme qui est avec vous et pas à vous ;
  • vous expliquer des choses que vous savez déjà ;
  • ne pas vous écouter, ni quand vous parlez, ni quand vous jouez ;
  • faire des remarques sur votre apparence ;
  • laisser entendre ce qu’ils aimeraient bien vous faire dès la première rencontre ou dans un contexte totalement inapproprié ;
  • laisser leurs mains un peu trop longtemps dans des endroits où elles ne devraient pas être du tout (les hanches par exemple) ;
  • faire des blagues sur vous en votre présence, soit en faisant comme si vous n’étiez pas là, soit en vous regardant dans les yeux, par provocation ;
  • ou simplement être gêné par votre présence, considérée comme intrusive parce qu’elle les empêche d’être entre mecs.

Tous ces comportements sont très nettement amplifiés par la présence de témoins mâles. Les hommes, quand y en a un ça va, c’est quand y en a plusieurs que ça devient un problème.

Je ne suis pas musicienne, mais toutes ces choses (sauf une) me sont personnellement déjà arrivées. Par exemple je ne compte plus le nombre d’hommes qui, après appris que j’étais journaliste de jazz, ont entrepris de m’expliquer l’histoire de cette musique. J’ai également remarqué une nette différence de comportement quand je me déplace (en concert, en festival, etc.) seule ou accompagnée : dès que je suis accompagnée, on ne s’adresse plus à moi directement, mais à l’homme qui est avec moi. Je peux vous dire que la sensation de ne pas exister, ou alors juste au stade d’enfant, est extrêmement curieuse, et pas franchement agréable.

Tout cela a pour effet d’exclure les femmes du groupe humain, amical, professionnel en train de se constituer — sur scène, dans les loges, dans le public —, une exclusion dont les hommes bénéficient, à titre social, professionnel et personnel. Toutes ces choses ont également pour effet de faire sentir aux femmes qu’elles sont illégitimes, qu’elles n’ont pas leur place dans ce milieu.

Par ailleurs, les chanteuses subissent des discriminations spécifiques, sur lesquelles je vais peu m’attarder ici, mais qu’il est important de souligner. Souvent considérées comme des « sous-musiciennes », elles doivent doublement faire leurs preuves.

Et, pour les chanteuses comme pour les musiciennes, la maternité est parfois encore perçue comme un fardeau ou une tare, et on s’aperçoit qu’il n’y a toujours que deux cases disponibles pour se définir : la maman ou la putain, comme disait l’autre.

Constamment réduites à leur genre — sinon carrément à des objets sexuels (mais que tant qu’elles n’ont pas encore eu d’enfants) — les femmes sont obligées de se confronter à la question d’une manière ou d’une autre pour pouvoir continuer à travailler, car elles sont souvent toujours perçues avant tout comme des femmes.

Un arsenal de stratégies peut être déployé pour contrer ce qui peut être vécu comme une véritable menace :

  • se présenter de manière formelle ;
  • dire bonjour en serrant la main et en regardant droit dans les yeux ;
  • rappeler qu’on sait faire, merci ;
  • glisser le plus tôt possible dans la conversation qu’on a un compagnon ;
  • rappeler à la personne en face de nous qu’elle a l’âge d’être notre père quand c’est le cas ;
  • s’habiller d’une certaine manière ; etc.

L’humour est également une solution efficace pour désamorcer les situations inconfortables, sans tomber dans la confrontation directe.

Une autre solution, quand on n’est pas trop fatiguée ou découragée, est d’adopter des comportements dits « masculins ».

 

La mascarade de la masculinité

Ce qu’on peut appeler la « mascarade de la masculinité » est très présent dans le jazz français. Pour s’intégrer dans les groupes, les femmes adoptent des comportements masculins, et éventuellement masquent certaines émotions et/ou opinions. Pour beaucoup d’entre elles, ce sont des comportements qui leur sont naturels, acquis depuis l’enfance ou l’adolescence. De là à supposer que c’est parce qu’ils leur sont naturels qu’elles ont pu faire leur trou dans le jazz, il n’y a qu’un pas.

Cela dit, ce n’est pas parce qu’ils leur sont naturels qu’ils ne sont pas le fruit d’un effort. Il s’agit bien d’une mascarade, d’un masque enfilé pour la circonstance, et dont, les années passant, elles se libéreraient bien. L’un des sentiments qui est le plus souvent revenu dans les témoignages de femmes que j’ai récoltés, c’est la fatigue, en premier lieu la fatigue de devoir enfiler le masque de la masculinité pour être acceptée et pour s’intégrer dans les groupes.

Par ailleurs, cette mascarade n’est pas réservée aux femmes. Du côté des hommes, il arrive aussi que l’on se coule dans le moule de cette masculinité sociale, quitte à laisser son vrai Moi à la maison. Tous les mecs n’apprécient pas les blagues graveleuses, et certains d’entre eux aimeraient pouvoir discuter de leurs émotions sans que ça mette tout le monde mal à l’aise.

Dans les deux cas, il s’agit de coller à une certaine idée que l’on se fait de la masculinité, et d’évacuer sa part de féminité, simplement pour pouvoir être pris(e) au sérieux. L’ensemble donne l’impression d’un curieux jeu de masques qui à mon avis ne fait de bien ni aux individus ni à la musique — surtout à une musique qui s’est précisément construite sur la mise en valeur de l’expressivité et de la personnalité de ce même individu.

On m’objectera qu’aujourd’hui, les femmes bénéficient de leur condition. Le sujet est à la mode et permettent aux femmes de jouer plus, d’être davantage mises en avant, et de bénéficier d’opérations de discrimination positive. Je reviendrai juste après sur la discrimination positive, mais je voudrais répondre tout de suite à cette objection.

Oui, il est vrai que certaines artistes bénéficient aujourd’hui de la prise de conscience du sexisme qui asphyxie ce milieu et d’autres, mais d’une part elles en portent la croix, et d’autre part, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, il est faux de dire qu’il est plus facile d’être une femme que d’être un homme pour faire carrière dans le jazz.

Enfin, ce genre d’objection montre qu’encore une fois, la réussite des femmes est suspecte. Il n’y a rien à faire, on ne gagne jamais vraiment.

 

La discrimination positive

Malgré tout ce que je viens de dire, on constate tout de même une certaine évolution. La jeune génération est plus spontanément réceptive à la question. Le mouvement #MeToo semble aussi avoir eu des répercussions sur les comportements. Il devient plus facile d’en parler, et la conversation revient beaucoup souvent qu’auparavant (même si elle est conflictuelle). Cependant, on doit encore faire face à beaucoup de réticences, en premier lieu concernant les pratiques de discrimination positive.

Les arguments qui reviennent le plus souvent chez les opposants à la discrimination positive sont :

1) moi, je juge un projet ou un artiste uniquement en fonction de sa « qualité musicale », et pas en fonction de son genre ;

2) c’est mauvais pour les femmes, parce qu’elles sont embauchées non pas pour leurs compétences mais pour leur genre, ce qui les discrédite.

Ces arguments sont réfutables pour au moins quatre raisons :

1) Premièrement, forgé dans un monde dont le point de vue dominant est masculin, notre jugement esthétique est pétri de stéréotypes de genre, de race et de classe. Tout le monde connaît l’histoire du recrutement en orchestre classique derrière un paravant : comme par magie, le pourcentage de recrutement de femmes explose quand on ne les voit pas. Croire que notre jugement esthétique est libéré de ces préjugés est un leurre.

2) Deuxièmement, favoriser les femmes pose problème, mais à l’inverse favoriser les hommes — comme c’est de fait le cas, même si c’est involontaire, même si c’est inconscient — ne pose jamais aucun problème à personne.

3) Troisièmement, vu la très faible proportion de femmes sur les scènes, si les programmateurs ne s’arrêtent qu’à la qualité artistique des projets, ça veut dire qu’il y a très peu de femmes qui font de la bonne musique, et peut-être plein d’autres derrière qui en font de la mauvaise. Or, en dix ans de journalisme jazz, j’ai vu un paquet de mauvais concerts de mecs. Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir aussi de temps en temps des mauvais concerts avec des meufs ? Pourquoi les hommes devraient-ils avoir le monopole de la médiocrité ? Comme disait Françoise Giroud, « la femme sera vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignera une femme incompétente. »

4) Quatrièmement, refuser la discrimination positive parce qu’elle « ne rend pas service aux femmes » est un argument qui me laisse songeuse. D’un côté, c’est vrai que ça jette un voile de suspicion sur les compétences des artistes, et que ça peut les embarrasser. D’un autre côté, ce voile de suspicion existe déjà partout tout le temps. La seule différence, c’est que dans un cas il est explicite ; dans l’autre, il est implicite, et qu’on s’en sert sans le dire pour les exclure. Les femmes sont déjà ghettoïsées, et déjà jugées davantage à l’aune de leur genre que de leurs compétences ; s’en offusquer dès lors que l’on peut retourner ce phénomène en leur faveur est extrêmement hypocrite.

Pour moi, la discrimination positive n’est pas une fin en soi, mais une étape nécessaire vers l’égalité réelle. Les enquêtes de Marie Buscatto le montrent : pour l’instant, il n’y a que l’action institutionnelle qui marche. Si on compte sur la bonne volonté des acteurs, il ne se passe rien, ou presque rien. On n’aurait pas besoin de discrimination positive si les musiciens et les programmateurs faisaient leur part du boulot.

Je dis « les musiciens et les programmateurs », mais en fait je ne les place pas tout à fait sur le même plan. Il me paraît difficile d’exiger d’un musicien qu’il prenne une femme dans son groupe. Les choses en sont là où elles en sont, et adapter la création à des impératifs genrés est très compliqué. Pour cette raison, et je finirai là-dessus, je crois que les programmateurs (et les programmatrices !) ont un rôle majeur à jouer dans cette histoire — et pas seulement en m’invitant à faire des conférences.

 

Conclusion

Pour cela, il faut accepter d’en faire une priorité. Ce n’est qu’à ce prix que les choses pourront vraiment évoluer. Si le critère du genre ne passe pas devant tous les autres, le naturel revient au galop — et ce chez tout le monde, même chez moi. Cela signifie qu’il faut s’en préoccuper bien en amont de la programmation proprement dite, et qu’il faut aller voir des femmes jouer, soutenir des projets de femmes dans les commissions, etc.

Ensuite, il me paraît nécessaire d’agir dans le dire. Programmer des femmes, mais sans en faire la publicité. Pour que la mise à disposition de modèles aux petites filles devienne évidente et naturelle.

Tout ceci implique évidemment de se remettre en question en tant qu’individu, et c’est là que ça se gâte. Cette remise en question vaut autant pour les hommes que pour les femmes. Nous sommes partie prenante d’une structure sociale qui nous conditionne mais qui en même temps nous dépasse. C’est nous et c’est pas nous ; ça se joue en nous, à travers nous. On le fabrique autant que ça nous fabrique. C’est pourquoi je pense que le levier d’un véritable changement est dans une action conjointe au niveau social et au niveau personnel, intime. Les deux sont totalement imbriqués. C’est un travail long, très long, qui prendra plusieurs générations, mais qui je crois peut permettre d’émanciper autant les femmes que les hommes.

Il est temps en effet que les hommes s’emparent de cette question, et proposent d’autres manières d’être un homme. Le patriarcat est un système qui bénéficie aux hommes, mais qui n’est pas du tout émancipateur, ni au niveau individuel, ni au niveau collectif. Combattre les inégalités de genre, mais aussi de race et de classe, passe par la redéfinition de la masculinité et de la féminité.

Et il me semble enfin qu’un travail d’écoute de l’autre, d’accueil de l’autre en soi, voire d’effacement de l’ego au profit de quelque chose de plus grand que soi, est un travail joyeux, et en plus, tellement jazz… !

 

Pour terminer, et avant de passer la parole à la salle, je voudrais citer toutes celles et tous ceux dont les réponses à mes questions ont nourri cette réflexion. Merci à Airelle Besson, Sophie Bernado, Morgane Carnet, Adrien Chiquet, Élise Dabrowski, Benoît Delbecq, Julien Desprez, Andy Emler, Edouard Ferlet, Antonin-Tri Hoang, Pierre Lambla, Leïla Martial, Hughes Mayot, Basile Naudet, Laura Perrudin, Alexandre Pierrepont, Rafaëlle Rinaudo, Clotilde Rullaud, Eve Risser et Laëtitia Zaepffel.

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Quand j’ai commencé à écrire sur le jazz, jamais je n’aurais pensé ressentir ça un jour, mais la vérité vraie c’est que, maintenant, je m’ennuie. Entendons-nous : ce n’est pas le jazz qui m’ennuie, non, c’est d’écrire dessus.

La chronique de disque

La chronique de disque est un exercice fastidieux et répétitif. À tous les musicien(ne)s qui me lisent, pardonnez-moi. Je n’ai rien contre les disques, j’en achète encore pas mal contrairement à la majorité de la population, qui s’en débarrasserait plutôt. J’aime les disques, j’aime les pochettes, bref, j’aime l’objet. Mais j’en ai marre des chroniques de disques.

Une chronique de disque se doit d’être courte (mais pas trop), subjective (mais pas trop), informative (mais pas trop). N’abrutissez pas vos lecteurs de détails biographiques, pour ne pas les vexer, mais ne les laissez pas non plus sans rien, car en vérité ils ne savent pas vraiment de qui on parle. Dans un trio, l’entente sera complice, la circulation fluide, le dialogue riche. Le piano sera poétique, la contrebasse lyrique, la batterie solide. L’attaque sera incisive ; la rythmique soudée ; la proposition originale. S’il s’agit d’un orchestre, l’écriture sera ciselée, la direction dynamique, l’ensemble énergique. On louera les qualités de tel ou tel petit instrument noyé dans la masse (typiquement : le triangle), qui saura se faire entendre. Les improvisations des membres de l’orchestre seront fortes, individuelles et créatives. Le compositeur aura toujours écrit pour ses musiciens, et pas un autre. En même temps, les compositeurs qui n’écrivent pas pour leurs musiciens sont des compositeurs de musique classique (pardon pour eux si je dis n’importe quoi) ; tous les compositeurs de jazz écrivent pour leurs musiciens, Duke Ellington le faisait déjà, mais on en parle encore comme si c’était une remarquable nouveauté. S’il s’agit d’un croisement entre le jazz et un autre style musical (biffez la mention inutile : contemporain – rock – hip hop – musique bretonne – noise – patchouli), le mélange sera audacieux et/ ou inédit. La rencontre sera intéressante, passionnante, enthousiasmante. Si le disque est du free noise hardcore lofi expérimental, on notera la force du son, la radicalité de l’expérience, la masse compacte de la tempête (qui vous arrive dans la gueule), mais, par-dessus tout, la musique sera bruitiste. Les musiciens auront emprunté des chemins de traverse, et nous serons vivifiés par l’expérience — naturellement bien moindre sur disque qu’en live, mais cela n’est pas relevé, par politesse.

Le compte rendu de concert

C’est ce que je préfère. parce qu’on y était, parce que c’est vivant, parce qu’on s’est parlé, touché, embrassé. L’ambiance aura été chaleureuse, intimiste ou grand public ; l’accueil convivial. On aura été distrait, amusé ou touché. Si c’est acoustique, l’atmosphère aura été chambriste, poétique, sur le fil. S’il s’agit d’un gros festival, le public aura été emporté, conquis, hypnotisé. Pour les trios, voir ci-dessus. Pour les orchestres, rajouter une ligne sur la puissance de feu. Si ce sont des Américains, souligner le côté entertainment. Si ce sont des Européens, ne pas oublier de mentionner l’influence de, au choix : John Cage/ Steve Coleman/ Soft Machine. Si c’est une vieille star du jazz, ne surtout pas révéler à quel point la performance est ennuyeuse et qu’elle n’a rien fait de bien depuis 20 ans (sauf bien sûr si c’est John Zorn). En effet, le nom suffit. Exemple : Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea Chick Corea. Enfin, la cuisinière (de l’Atelier du Plateau) se sera surpassée.

L’entretien

La première fois que j’ai fait un entretien, c’était pour Citizen Jazz, et j’ai bafouillé en rougissant dans une loge de musicien des questions d’une téméraire audacité telles que : quand avez-vous rencontré machin et truc ? depuis combien de temps jouez-vous là ? quel est votre prochain projet ? Depuis, j’ai fait des progrès (j’espère).

* * *

Vous connaissez le tumblr Je suis journaliste musical ? Si vous avez eu la flemme de lire cet article de journalisme musical, il vous donnera une idée de pourquoi je n’écris (presque) plus d’articles de journalisme musical (mais j’en écris plein d’autres ! embauchez-moi !).

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Producteur, fondateur du label Nato, « artisant-combattant de la musique », Jean Rochard est interrogé par mail (puisqu’il est maintenant installé à Minneapolis) par Francis Marmande dans le deuxième numéro du journal mensuel L’Impossible, créé par Michel Butel, vingt ans après la disparition de L’Autre journal.

Réflexions, tribunes, histoires, photographies, drôleries, paroles sages, dessins, anecdotes ou encore correspondances, L’Impossible donne la parole à toutes les formes, du moment qu’elles sont intelligentes, critiques, ouvertes, dans un magazine sur papier journal sans publicité ni rubriques. Le mois dernier, dans le premier numéro, Francis Marmande interviewait le chef d’orchestre, percussionniste et activiste Diego Masson, fils d’André Masson. Dans celui-ci, c’est Jean Rochard qui répond à ses questions. Jean Rochard, que l’on aperçoit à tous les concerts Nato, d’Ill Chemistry à Lol Coxhill, parce que les musiques qu’il produit, il les écoute avant tout. Jean Rochard, dont François Corneloup dit sans hésiter qu’il est le cinquième membre d’Ursus Minor, ce groupe de jazz/rap/funk fabuleux avec qui on a discuté ici voici quelques semaines. Jean Rochard, qui défait les préjugés comme on défait une écharpe mal tricotée. « Je me souviens d’un article dans un fanzine libertaire de Minneapolis qui avertissait du fait que la candidature possible de Sarkozy (à l’époque pas ouvertement déclarée) conduirait immanquablement à une américanisation culturelle de la France. […] De France, on a toujours l’impression que les Etats-Unis se résument à une histoire politique de deux partis et à une certaine inculture. Quelle arrogance approximative lorsque par exemple le mouvement Occupy y est souvent plus vigoureux qu’ailleurs ! Il faut se rappeler que le mouvement ouvrier anarchiste, socialiste, marxiste y fut souvent plus fort qu’en Europe à la fin du XIXè siècle jusqu’à la crise de 1929, et très violemment réprimée. »

De la même manière, haro sur le récent projet élyséen du Centre national de la musique, contre lequel on peut signer la pétition ici, nouvelle façade pour assujettir les artistes aux logiques commerciales les plus libéralo-populistes sous prétexte de créer un organe de pouvoir réservée à « la musique » — mais laquelle ? « On ne parle plus de musique, mais de filière musicale, il y a les musiques savantes et les musiques populaires, il y a des artistes émergents. Il n’y a plus de rap, de rock, de funk, etc. mais des musiques actuelles, les tenants du jazz s’interrogent pour savoir si le jazz peut ou doit rentrer dans la catégorie des musiques actuelles ! […] C’est infernal ! Déjà l’expression spectacle vivant est passée dans les mœurs. Il s’oppose à quoi ? Spectacle mort ? » Le plus triste étant que certains des musiciens qui devraient compter parmi les plus « vivants » se rallient aux expressions mortes et aux projets aliénants tels que celui du CNM, sans parler des Etats généraux du jazz auxquels Frédéric Mitterand a bien voulu prêter une oreille aussi électoraliste qu’hypocrite. Alors que la musique est, par définition, mouvement.

Rédacteur, photographe, musicien lui-même mais surtout accompagnateur de toutes les musiques, Jean Rochard parle davantage politique que musique, puisque les deux sont inséparables. « La musique me plaît parce qu’elle a ses liens, son sens. » Faire de la politique en faisant de la musique, détruire les préjugés, aller contre le conformisme, écrire une histoire en faisant de la musique, tel est peut-être aussi le projet de tous les artistes Nato, mais aussi plus largement de tous les artistes défendus dans ces pages. Car, comme Jean Rochard « [fait] aussi des disques parce que beaucoup de disques, il y a longtemps, [l]’ont aidé à vivre », je défends et écris sur la musique parce que la musique, aujourd’hui, m’aide à vivre.

– Le blog de Jean Rochard.

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Comme l’État, avec l’aide des marchés — ou l’inverse — a le délicieux projet d’étrangler lentement mais sûrement à peu près tout ce qui ne produit pas de bénéfices à court terme, comme la lecture de livres (TVA à 7%) ou l’air que l’on respire (déchets nucléaires), dans le but avoué d’accumuler plus de richesses qu’il n’est possible d’en dépenser en une vie, nombre de projets artistiques, culturels et sociaux se voient obligés de réclamer de l’argent ailleurs, auprès de mécènes petits et privés, comme vous et moi.

À ma gauche : OK, trio rock dont le premier EP est paru sur le fameux label Carton. Une guitare, deux batteries et des compos qui défoncent peinard. Pour leur deuxième album, ils ont besoin de 2000 euros. À l’heure où j’écris ces lignes, ils en ont déjà récolté 625. Vous pouvez donner à partir d’ 1 euro, avec des contreparties fonctions de votre don : une vidéo de remerciement, une guitare et, entre les deux, toutes sortes de choses.

Pour faire un don, rendez-vous ici. Il reste 35 jours.

À ma droite : Mingus on Mingus, un documentaire sur Charles Mingus réalisé par son petit-fils Kevin Ellington Mingus. Eux, c’est de 40 000 dollars dont ils ont besoin. Vous pouvez donner 10 dollars, mais à partir de 5000, vous êtes crédité au générique du film comme producteur associé. Ça vaut le coup, hein ?! Ils ont déjà récolté 8000 dollars — notez que c’est loin d’être suffisant pour une nuit à l’hôtel à Cannes.

Pour faire un don, rendez-vous . Il reste 21 jours.

GO !

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Des turqueries, du support numérique, des labels qui bricolent et un peu de théâtre.

Alors que paraît aujourd’hui le premier épisode de la mini-série consacrée à la campagne du Front de gauche, vous vous demandez certainement où en est la mini-série qui nous occupe ici, à savoir Jazz in Istanbul. Pas de panique ! Quelque peu ralentie par des événements extérieurs superflus tels que travail-travail-travail-nauséedelaturquiemaisçavapasser-travail-travail, elle arrive.

Le dossier des Chroniques stambouliotes est, lui (sigh), publié sur Citizen Jazz : il brosse le portrait d’une musique à la fois extrêmement vivante et un peu sinistrée, où les expérimentations sont tolérées mais pas franchement bienvenues, où les standards le disputent à la musique traditionnelle locale, et où les rares qui inventent leur chemin songent à déménager… Difficile, dans un pays où la fréquentation des lieux de culture est loin d’être aussi évidente qu’en France, de défendre des musiques inclassables. Ainsi, les quelques perles que nous avons dénichées sont pour la plupart installées à l’étranger : le saxophoniste İlhan Erşahin, le chanteur poly-instrumentiste arménien Arto Tunçboyacıyan, le guitariste de free jazz Umut Çağlar ou encore le clarinettiste et performer Oğuz Büyükberber. Pourtant, dans chacune des musiques de ces artistes, aussi différentes soient-elles, on retrouve une sonorité orientale faite de mélange à la turque — car, malgré ce que (se) racontent les Turcs, leur pays est sans doute l’un des plus mélangés au monde. L’ « identité turque » n’existe que grâce à ses multiples composantes, des Arméniens aux Grecs en passant par les Kurdes et les Syriaques. Mais le temps de l’assassinat d’un Hrant Dink n’est pas si loin, comme en témoigne la violence de l’accueil de la chanteuse kurde Aynur Doğan par les spectateurs à l’Istanbul Jazz Festival

Arto Tunçboyacıyan © Alix de Cazotte

En attendant d’explorer de nouveaux chemins de traverse turcs, voici quelques endroits où fureter.

Le blog de Jean-Jacques Birgé, collaborateur occasionnel de Citizen Jazz, regorge de trésors inexplorés, tels que cette musique de film inédite, enregistrée en 2000 avec Philippe Deschepper (guitare), Yves Robert (trombone) et Eric Echampard (batterie — aperçu la semaine dernière au Studio de l’Ermitage au sein du très beau trio On Air du pianiste Benjamin Moussay avec Arnault Cuisinier à la contrebasse). Birgé est lui-même au synthétiseur et à la flûte. Son dernier billet, « Après le disque / Lettre ouverte à la presse papier » se demande pourquoi la presse papier spécialisée ignore aussi ostensiblement les enregistrements numériques disponibles sur internet, souvent gratuitement, alors que l’édition est reconnue depuis longtemps (avec notamment publie.net). On pourrait en rajouter une couche en se demandant pourquoi les supports papier en général (comme la communication des artistes et des labels) rechignent (certes de moins en moins) à prêter attention au support numérique, comme si le papier apportait une caution inexplicable à la qualité des écrits qu’il accueille, au regard des nombreux « oublis » dont ils font preuve. Gageons que cette tendance s’atténuera au fur et à mesure… Pour ce qui est de la musique improvisée, outre les œuvres de Jean-Jacques Birgé, vous pouvez jeter une oreille du côté du label Sans bruit, dont le catalogue est aussi exigeant qu’immatériel.

Un autre label, matériel celui-là, bricole avec du papier et des ciseaux : il s’agit de Carton, qui comprend deux branches : la série Croix-Croix, « XP, noise et toutes les choses que ma mère n’écouterait pas du tout » et la série Bâton, « rock, pop, folk et les musiques que ma mère qualifierait de trop fortes, mais lui rappelant sa jeunesse ». On y croise Jeanne Added (solo et trio), Irène, Lunatic Toys, OK… bref toutes formations défricheuses et vivantes (morceaux disponibles en écoute sur le site). Récemment, on en a entendu un échantillon au festival vendéen Vague de Jazz, dont le compte rendu est paru aujourd’hui sur Citizen Jazz, aux côtés de musiciens aussi formidables que Joëlle Léandre, Vincent Courtois, Alexandra Grimal ou encore Thomas de Pourquery.

Enfin, vous pouvez aussi jeter un coup d’œil à mon blog consacré au théâtre, Jetées, renfloué ces derniers temps avec la polémique Castellucci et le coup de poing Pascal Rambert, sans oublier la colonne de droite de blog-ci, où sont annoncés quelques concerts dignes de ce nom. Bonne semaine !

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« Du 7 au 13 février, la ville de Halle en Allemagne organise un festival Women in jazz. À l’heure où les femmes s’imposent partout dans le jazz, c’est presque insultant pour elles. »

« Snapshot » non signé, p. 8, Janvier 2011.

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Attention, attention, une crise de Panassite aiguë touche une partie de la blogosphère jazzistique : restez au Nord de la rue des Lombards, et tout ira bien.

Gérard Rouy, pour ne pas le nommer, écrit dans Les Dernières Nouvelles du Jazz, que « le jazz aujourd’hui ne cesse de rendre des hommages à des anciens, de surcroît venus le plus souvent du monde du « rock ». Ce qui est le signe, me semble-t-il, d’une certaine dégénérescence de la création musicale et d’une grave crise du « jazz ». Ainsi l’O.n.j. de Daniel Yvinec témoigne de son admiration pour l’univers de Robert Wyatt, le Z’tett de Bernard Stuber pour celui de Zappa, le trio de Jef Lee Johnson est dans l’ombre de Dylan, Marc Démereau lance une ode à Gato Barbieri et Das Kapital s’empare du répertoire d’Hanns Eisler. »

Aïe. L’heure est grave.

Pierre de Chocqueuse nous met en garde dans son Blog de choc : « N’allez pas croire que les jazzmen font tous de la bonne musique. Leur niveau technique impressionnant pallie souvent un manque affligeant d’imagination, masque une méconnaissance totale de l’histoire du jazz. Au lieu de continuer à jouer des standards, nombre d’entre eux enregistrent leurs propres compositions, des morceaux dans lesquels on peine à distinguer un thème, une ligne mélodique. Les rythmes ternaires ne semblent pas non plus séduire ces jeunes musiciens qui pour se distinguer évitent soigneusement de partir de ce qui a été fait avant eux. Sous l’appellation jazz se niche ainsi des musiques parasitées par le rock, la techno, l’électro et qui n’ont rien à voir avec le genre. Il en résulte une pléthore d’enregistrements médiocres qui se retrouvent à grande vitesse chez les soldeurs. »

Alerte ! Alerte ! Certains musiciens enregistrent leurs propres compositions ! Mais que fait Alain Juppé ?

Merci à Jean Rochard, producteur de « musique dégénérée » (Nato), pour sa belle réplique argumentée au conservatisme bouffi et mortifère du jâze, du vrai. Ces gens sont atteints d’une maladie fort répandue : la définiiite. Symptômes : fabrication de murs mentaux pour enfermer les choses et les personnes dans des catégories sûres et éternelles. Cause : peur probablement infantile de la nouveauté et du mouvement, pourtant moteur de la… VIE. Ah oui, c’est vrai. Peur également de perdre son trône chèrement acquis, trône qui possède, allez, une soixantaine de fidèles. C’est pas rien, quand même. Remède : hélas…

C’est vrai, finalement, on ne voit vraiment pas pourquoi, à l’heure de la mondialisation économique, de l’abolition des frontières, du postmodernisme, la musique voudrait suivre le mouvement. Aller chercher du côté de la musique contemporaine (sérieuse !) passe encore, mais le « rock » ?!! Etrange, cette volonté de se mêler à la populâce… Heureusement, « grâce à une minorité de musiciens créatifs qui chaque année créent des œuvres fortes, enregistrent des oeuvres que l’on aura toujours envie d’écouter », « le jazz pourtant se porte bien. » « Je pense bien sûr à la Tectonique des Nuages, opéra jazz événement de Laurent Cugny enfin commercialisé. » Ouf. Merci Laurent Cugny, on va pouvoir écouter du jâze historiiique, avec du swing et des rythmes ternaires.

Et la musique, dans tout ça ?

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« Joëlle Léandre passe à table », Jazzmag/man, juin 2010.

Il n’y a pas de boulot. C’est dramatique. (…) Je ne sais pas où jouent les jeunes aujourd’hui. Les organisateurs des quelques festivals spécialisés que je connais sont écrasés de demandes, ils en sont malades de refuser. Mais le problème là encore est politique : c’est celui de la ghettoïsation des genres. Il faudrait multiplier les passerelles pour croiser les pratiques et les publics. (…) L’avenir, c’est cette interdisciplinarité généralisée. Cette vieille lune de l’individu qui compose seul dans sa tour d’ivoire, qui pense tout, qui décide tout, qui organise tout, ça suffit ! On est au XXIè siècle ! L’alternative est dans le croisement des discours, des cultures, dans la mise en commun des responsabilités.

N’est-ce pas là une définition même de ce que le jazz propose de plus créatif depuis toujours ?

Mais bien sûr. Et je me considère beaucoup plus jazzwoman que bien des musiciens qui aujourd’hui représentent le jazz officiellement. (…)

Quel modèle politique induit l’improvisation ?

La responsabilité. Ce n’est pas la liberté. (…) On n’est pas libre. L’instrument t’impose sa pratique. (…) Free Music ne veut rien dire. L’improvisation, c’est autre chose. C’est un boulot de chaque instant, un art très exigeant fondé sur une vraie réflexion, et qui induit un point de vue sur le monde aussi bien politique que poétique. Improviser ne s’improvise pas. (…) L’improvisation c’est se confronter à la perte. C’est parfois être perdu et jouer quand même, faire avec ses ratages… (…) Mais dans cette perte de soi, on gagne la poétique. On est perdu, alors on se tait. On entre dans un silence. Et l’on écoute. Et l’on entend. Et un autre monde s’ouvre à vous.

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Une fois n’est pas coutume, Franpi me convie à participer à une chaîne de moral entre blogueurs : je dois citer trois choses qui me sapent le moral…

1. Me faire appeler « femelle » par le vendeur d’un magasin dans lequel je suis entrée.

2. La suppression de l’émission d’Anne Montaron, À l’improviste. Je suis partagée entre la tristesse de l’état de la culture, et quand je dis « état de la culture », je ne veux pas dire « état matériel de la culture », qui, quoi qu’on en dise, a de la ressource, mais « état de la vision de la culture », entre mépris grossier et ignorant et cloisonnement stérile.

3. Le nombre de gens qui vont entendre parler de ça de ça par rapport au nombre de gens qui vont entendre parler de ça.

…et trois choses qui me le rendent.

1. Le sourire d’un(e) inconnu(e).

2. John Zorn, The Dreamers, vol. 14 (en ce moment).

3. N’importe quoi de Christian Bobin, mais toujours avec parcimonie.

À mon tour de passer la plume à d’autres : Apostille, Maître Chronique et Martine.

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