Voici le texte intégral et non retouché de la conférence que j’ai prononcée samedi 17 novembre 2018 au festival D’Jazz Nevers, à l’occasion d’une rencontre sur la place des femmes dans le jazz, aux côtés de Jean-Paul Ricard. La rencontre entière a été filmée et est en accès libre sur Facebook.
Bonjour à toutes et à tous, je m’appelle Raphaëlle Tchamitchian (comme on me pose beaucoup la question, je précise tout de suite que je suis la nièce du contrebassiste qui jouait par un hasard du calendrier ce midi dans la même salle), j’ai 30 ans, et ça fait dix ans que j’écris sur le jazz en France et ailleurs. J’ai écrit dans la plupart des organes de presse de jazz en France, sur quantité d’artistes et de sujets. En tout, j’ai publié plus de 300 articles.
Ce n’est pas un scoop, les femmes sont en minorité sur les scènes de jazz en France, comme le montre d’ailleurs la semaine de programmation qui s’achève ce jour. Du côté des journalistes, le déséquilibre est le même : nous sommes une poignée de journalistes spécialisés dans le jazz en France, et nous sommes encore moins de femmes journalistes.
Or, en dix ans, l’équipe de Nevers m’a contactée deux fois, pour des commandes très précises : une fois pour le magazine Tempo en 2015, pour écrire un dossier sur les femmes dans le jazz ; et une fois aujourd’hui, pour donner une conférence sur les femmes dans le jazz. Je reçois Tempo dans ma boîte aux lettres chaque trimestre, et je constate que beaucoup de sujets différents y sont abordés ; ils sont tous traités par des hommes. Moi, on ne m’appelle que pour parler des femmes.
La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui est une illustration éclatante du problème dont on m’a demandé de parler. Je suis ravie de servir de faire-valoir à un festival aussi prestigieux que D’Jazz Nevers, et je vais donc profiter du temps et de la visibilité qui me sont accordés pour essayer de comprendre pourquoi on en est encore là.
Commençons par rappeler l’évidence : le jazz est tout aussi discriminant envers les femmes que les autres champs professionnels. Rien de ce que je vais dire dans cette conférence ne s’applique uniquement et exclusivement au jazz ; tout est transposable dans d’autres milieux.
Cependant, le jazz, et plus largement le monde de la musique et de la culture, portent une responsabilité particulière, parce qu’ils se targuent par ailleurs de porter des valeurs humanistes. De plus, par rapport aux autres musiques comme le rock ou la chanson, le jazz français (il semble que le monde anglo-saxon ait un train d’avance sur nous) reste une sorte de bastion inégalitaire.
Rappelons les indicateurs de cette inégalité :
- Il y a beaucoup moins de femmes que d’hommes sur les scènes.
- Ce sont souvent des chanteuses, moins souvent des instrumentistes.
- Celles qui entrent dans ce milieu en début de carrière en disparaissent progressivement au fil des ans ; nombreuses dans les conservatoires, elles sont peu d’élues à mener une carrière, et encore moins une carrière longue.
- Dans une écrasante majorité de structures, les hommes sont aux postes de pouvoir et les femmes aux postes d’exécutantes. Les hommes dirigent et créent ; les femmes administrent, gèrent et appliquent les décisions prises.
Tous ces éléments n’ont rien de nouveau, et ont été analysés par la sociologue Marie Buscatto dans l’ouvrage Femmes de jazz, sorti aux éditions du CNRS en 2007.
Pour cette conférence, j’ai mené une enquête auprès des actrices et des acteurs du jazz aujourd’hui (des musiciennes, des musiciens, et des professionnels), pour sonder l’état actuel des choses. Les propos qui vont suivre s’appuient sur les réponses de 20 personnes, 10 femmes et 10 hommes. Il me semblait important de mener une enquête paritaire ; les hommes sont partie prenante du problème comme de la solution.
Résultats de l’enquête
Mon enquête comportait une série de 4-5 questions : 4 questions pour les femmes, 5 pour les hommes.
Les réponses les plus révélatrices ont été celles données à la question suivante : « Avez-vous personnellement expérimenté une situation de discrimination et/ou d’inconfort dans le monde du jazz du fait que vous étiez une femme ? » L’équivalent masculin était : « Avec le recul, pensez-vous avoir participé et/ou entraîné une situation inconfortable ou de discrimination sans en avoir conscience ? »
Sur 10 femmes, 8 ont répondu oui, et 2 ont répondu non.
Celles qui ont répondu oui m’ont racontée des histoires plus ou moins effrayantes qui touchent tous les corps de métiers : les musiciens bien sûr, mais aussi les programmateurs ou les enseignants.
Mais ce qui était extrêmement intéressant, c’est que les 2 femmes qui ont répondu non m’ont ensuite raconté des histoires qui montraient qu’elles avaient clairement vécu de telles situations de discrimination, ou au moins d’inconfort. Simplement, soit elles ne les identifiaient pas comme telles, soit elles refusaient de leur donner de l’importance.
Cela montre plusieurs choses :
1) que certaines femmes sont enclines à mettre en doute leur propre expérience, ou du moins à minimiser la part de sexisme qui a pu y donner lieu.
2) que l’inégalité, la position de la seconde place, est parfois — et même souvent — chez les femmes intériorisée depuis longtemps.
3) que le chemin de conscientisation de l’impact des inégalités sociales (de genre, mais aussi de race ou de classe) dans notre vie est long et très loin d’être évident.
D’où je crois l’importance de ce genre d’événements. Témoigner, parler, faire circuler la parole, et surtout écouter, pour comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de situations privées, individuelles, mais de situations collectives et sociales.
Du côté des hommes, la différence se situe entre d’une part ceux qui ont déjà pris conscience non pas de leur participation active et consciente dans ce problème, mais de leur place dans l’échiquier, place qui entraîne un certain type de comportement social largement inconscient ; et d’autre part ceux qui n’ont pas eu cette prise de conscience — tout en pensant souvent le contraire. À la question : « Avec le recul, pensez-vous avoir participé et/ou entraîné une situation inconfortable ou de discrimination sans en avoir conscience ? », ceux qui n’ont pas eu cette prise de conscience ont naturellement répondu : « Non. », alors que ceux qui ont eu cette prise de conscience ont répondu : « Oui, certainement. », voire : « Oui, forcément. »
La ligne de partage est extrêmement intéressante, car elle sépare les hommes qui se pensent en-dehors du problème, de ceux qui ont conscience d’en être partie prenante, quand bien même ils ne pourraient ou ne voudraient se souvenir d’aucun comportement explicitement sexiste de leur part. Car le problème, ce n’est pas comment un homme a une fois fait ceci ou cela, le problème, c’est comment les hommes en général bénéficient d’un certain nombre de privilèges dont ils n’ont pas toujours conscience. Pour cette raison, je ne cite aucun nom dans cette conférence ; il ne s’agit pas de dénoncer qui que ce soit, mais de débusquer des schémas comportementaux qui sont à l’œuvre en nous et qui nous dépassent. Il me semble qu’un homme qui répond « Oui, forcément. » a bien compris ça. Et cette compréhension est nécessaire pour avancer.
Le monde dans lequel nous vivons est façonné par les hommes, et l’art n’y échappe pas ; c’est leur point de vue qui domine, même si bien souvent on ne s’en rend pas compte. En tant que femme on se construit majoritairement à travers le point de vue des hommes, et il faut un long travail pour déconstruire ce point de vue, pour se rendre compte qu’il n’est pas neutre. Ce travail est peut-être plus difficile encore pour les hommes — mais pas impossible.
Le jazz, une musique d’hommes
Rappelons une autre évidence : le jazz s’est longtemps défini et se définit encore comme une musique d’hommes. Par rapport aux autres musiques, il se démarque par l’importance historique qu’y ont tenu la compétition et le virilisme. Je ne pense pas avoir besoin de rappeler la dimension « masculine » des jam sessions. De plus, la manière dont les quelques femmes qui ont joué un rôle important dans cette musique ont été soigneusement effacées de l’histoire a été bien rappelée par Jean-Paul.
On se souvient de la colère de Joëlle Léandre l’année dernière à l’annonce du palmarès des Victoires du Jazz. Ce palmarès entièrement masculin avait eu la malchance de tomber pile la semaine de l’affaire Weinstein, qui a déclenché le mouvement #MeToo, ce qui le rendait particulièrement déplacé, voire indécent. Cette année, ils se sont (un peu) rattrapés.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le classique : « Elle joue bien pour une femme ! » n’a pas complètement disparu. On m’a même confié que quelqu’un d’aujourd’hui, en 2018, aurait dit que « les femmes ne peuvent pas jouer de jazz car leur cerveau n’est pas fait comme celui des hommes. »
Mais ce genre de remarque reste minoritaire, voire marginale. Aujourd’hui la misogynie ouverte est plutôt le fait d’une minorité. On ne m’a jamais disqualifiée directement parce que j’étais une femme. En revanche, ce qui n’est pas marginal, c’est l’arsenal de stratégies déployé pour signifier aux femmes qu’elles n’ont pas ou pas vraiment leur place dans le jazz.
Le poids de la féminité
Par rapport aux hommes, les femmes doivent faire face à un obstacle supplémentaire dans leur parcours : les stéréotypes négatifs qui pèsent sur elles. Certains de ces stéréotypes sont aussi partagés par les femmes — les comportements sexistes ne sont malheureusement pas réservés aux hommes, loin de là.
Le principe est simple : ou vous êtes une femme féminine, et soit on ne vous prend pas au sérieux, soit on vous reproche d’en jouer pour avoir des concerts ; ou vous êtes un garçon manqué, et on vous reproche de ne pas mettre de robe sur scène. Dans tous les cas, vous avez perdu. Autant de pressions auxquelles n’ont jamais à faire face les hommes.
Dans l’enfance, la question du choix de l’instrument pèse lourd, et on conseille encore aux petites filles de choisir le piano plutôt que la contrebasse. En-dehors de l’éducation des parents, la question des représentations est aussi en jeu : plus il y aura de femmes sur les scènes qui joueront des instruments variés, plus les petites filles pourront s’identifier à elles et se projeter dans une carrière musicale.
Arrivé à l’âge adulte, le réflexe le plus largement partagé par les hommes comme par les femmes est de considérer qu’une femme est incompétente par défaut. Le résultat est l’obligation de devoir constamment faire ses preuves, quand bien même on serait une artiste brillante et reconnue.
Voici une liste assez déprimante et non exhaustive de choses qui arrivent encore aux femmes dans le monde du jazz — et ailleurs — en 2018. C’est toujours les mêmes trucs que quand j’ai écrit mon dossier pour Tempo en 2015, toujours les mêmes trucs que quand Marie Buscatto a sorti son bouquin en 2007, toujours les mêmes trucs.
Donc, quand vous êtes une femme, les hommes sont susceptibles de :
- parler à votre place ;
- s’adresser à l’homme qui est avec vous et pas à vous ;
- vous expliquer des choses que vous savez déjà ;
- ne pas vous écouter, ni quand vous parlez, ni quand vous jouez ;
- faire des remarques sur votre apparence ;
- laisser entendre ce qu’ils aimeraient bien vous faire dès la première rencontre ou dans un contexte totalement inapproprié ;
- laisser leurs mains un peu trop longtemps dans des endroits où elles ne devraient pas être du tout (les hanches par exemple) ;
- faire des blagues sur vous en votre présence, soit en faisant comme si vous n’étiez pas là, soit en vous regardant dans les yeux, par provocation ;
- ou simplement être gêné par votre présence, considérée comme intrusive parce qu’elle les empêche d’être entre mecs.
Tous ces comportements sont très nettement amplifiés par la présence de témoins mâles. Les hommes, quand y en a un ça va, c’est quand y en a plusieurs que ça devient un problème.
Je ne suis pas musicienne, mais toutes ces choses (sauf une) me sont personnellement déjà arrivées. Par exemple je ne compte plus le nombre d’hommes qui, après appris que j’étais journaliste de jazz, ont entrepris de m’expliquer l’histoire de cette musique. J’ai également remarqué une nette différence de comportement quand je me déplace (en concert, en festival, etc.) seule ou accompagnée : dès que je suis accompagnée, on ne s’adresse plus à moi directement, mais à l’homme qui est avec moi. Je peux vous dire que la sensation de ne pas exister, ou alors juste au stade d’enfant, est extrêmement curieuse, et pas franchement agréable.
Tout cela a pour effet d’exclure les femmes du groupe humain, amical, professionnel en train de se constituer — sur scène, dans les loges, dans le public —, une exclusion dont les hommes bénéficient, à titre social, professionnel et personnel. Toutes ces choses ont également pour effet de faire sentir aux femmes qu’elles sont illégitimes, qu’elles n’ont pas leur place dans ce milieu.
Par ailleurs, les chanteuses subissent des discriminations spécifiques, sur lesquelles je vais peu m’attarder ici, mais qu’il est important de souligner. Souvent considérées comme des « sous-musiciennes », elles doivent doublement faire leurs preuves.
Et, pour les chanteuses comme pour les musiciennes, la maternité est parfois encore perçue comme un fardeau ou une tare, et on s’aperçoit qu’il n’y a toujours que deux cases disponibles pour se définir : la maman ou la putain, comme disait l’autre.
Constamment réduites à leur genre — sinon carrément à des objets sexuels (mais que tant qu’elles n’ont pas encore eu d’enfants) — les femmes sont obligées de se confronter à la question d’une manière ou d’une autre pour pouvoir continuer à travailler, car elles sont souvent toujours perçues avant tout comme des femmes.
Un arsenal de stratégies peut être déployé pour contrer ce qui peut être vécu comme une véritable menace :
- se présenter de manière formelle ;
- dire bonjour en serrant la main et en regardant droit dans les yeux ;
- rappeler qu’on sait faire, merci ;
- glisser le plus tôt possible dans la conversation qu’on a un compagnon ;
- rappeler à la personne en face de nous qu’elle a l’âge d’être notre père quand c’est le cas ;
- s’habiller d’une certaine manière ; etc.
L’humour est également une solution efficace pour désamorcer les situations inconfortables, sans tomber dans la confrontation directe.
Une autre solution, quand on n’est pas trop fatiguée ou découragée, est d’adopter des comportements dits « masculins ».
La mascarade de la masculinité
Ce qu’on peut appeler la « mascarade de la masculinité » est très présent dans le jazz français. Pour s’intégrer dans les groupes, les femmes adoptent des comportements masculins, et éventuellement masquent certaines émotions et/ou opinions. Pour beaucoup d’entre elles, ce sont des comportements qui leur sont naturels, acquis depuis l’enfance ou l’adolescence. De là à supposer que c’est parce qu’ils leur sont naturels qu’elles ont pu faire leur trou dans le jazz, il n’y a qu’un pas.
Cela dit, ce n’est pas parce qu’ils leur sont naturels qu’ils ne sont pas le fruit d’un effort. Il s’agit bien d’une mascarade, d’un masque enfilé pour la circonstance, et dont, les années passant, elles se libéreraient bien. L’un des sentiments qui est le plus souvent revenu dans les témoignages de femmes que j’ai récoltés, c’est la fatigue, en premier lieu la fatigue de devoir enfiler le masque de la masculinité pour être acceptée et pour s’intégrer dans les groupes.
Par ailleurs, cette mascarade n’est pas réservée aux femmes. Du côté des hommes, il arrive aussi que l’on se coule dans le moule de cette masculinité sociale, quitte à laisser son vrai Moi à la maison. Tous les mecs n’apprécient pas les blagues graveleuses, et certains d’entre eux aimeraient pouvoir discuter de leurs émotions sans que ça mette tout le monde mal à l’aise.
Dans les deux cas, il s’agit de coller à une certaine idée que l’on se fait de la masculinité, et d’évacuer sa part de féminité, simplement pour pouvoir être pris(e) au sérieux. L’ensemble donne l’impression d’un curieux jeu de masques qui à mon avis ne fait de bien ni aux individus ni à la musique — surtout à une musique qui s’est précisément construite sur la mise en valeur de l’expressivité et de la personnalité de ce même individu.
On m’objectera qu’aujourd’hui, les femmes bénéficient de leur condition. Le sujet est à la mode et permettent aux femmes de jouer plus, d’être davantage mises en avant, et de bénéficier d’opérations de discrimination positive. Je reviendrai juste après sur la discrimination positive, mais je voudrais répondre tout de suite à cette objection.
Oui, il est vrai que certaines artistes bénéficient aujourd’hui de la prise de conscience du sexisme qui asphyxie ce milieu et d’autres, mais d’une part elles en portent la croix, et d’autre part, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, il est faux de dire qu’il est plus facile d’être une femme que d’être un homme pour faire carrière dans le jazz.
Enfin, ce genre d’objection montre qu’encore une fois, la réussite des femmes est suspecte. Il n’y a rien à faire, on ne gagne jamais vraiment.
La discrimination positive
Malgré tout ce que je viens de dire, on constate tout de même une certaine évolution. La jeune génération est plus spontanément réceptive à la question. Le mouvement #MeToo semble aussi avoir eu des répercussions sur les comportements. Il devient plus facile d’en parler, et la conversation revient beaucoup souvent qu’auparavant (même si elle est conflictuelle). Cependant, on doit encore faire face à beaucoup de réticences, en premier lieu concernant les pratiques de discrimination positive.
Les arguments qui reviennent le plus souvent chez les opposants à la discrimination positive sont :
1) moi, je juge un projet ou un artiste uniquement en fonction de sa « qualité musicale », et pas en fonction de son genre ;
2) c’est mauvais pour les femmes, parce qu’elles sont embauchées non pas pour leurs compétences mais pour leur genre, ce qui les discrédite.
Ces arguments sont réfutables pour au moins quatre raisons :
1) Premièrement, forgé dans un monde dont le point de vue dominant est masculin, notre jugement esthétique est pétri de stéréotypes de genre, de race et de classe. Tout le monde connaît l’histoire du recrutement en orchestre classique derrière un paravant : comme par magie, le pourcentage de recrutement de femmes explose quand on ne les voit pas. Croire que notre jugement esthétique est libéré de ces préjugés est un leurre.
2) Deuxièmement, favoriser les femmes pose problème, mais à l’inverse favoriser les hommes — comme c’est de fait le cas, même si c’est involontaire, même si c’est inconscient — ne pose jamais aucun problème à personne.
3) Troisièmement, vu la très faible proportion de femmes sur les scènes, si les programmateurs ne s’arrêtent qu’à la qualité artistique des projets, ça veut dire qu’il y a très peu de femmes qui font de la bonne musique, et peut-être plein d’autres derrière qui en font de la mauvaise. Or, en dix ans de journalisme jazz, j’ai vu un paquet de mauvais concerts de mecs. Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir aussi de temps en temps des mauvais concerts avec des meufs ? Pourquoi les hommes devraient-ils avoir le monopole de la médiocrité ? Comme disait Françoise Giroud, « la femme sera vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignera une femme incompétente. »
4) Quatrièmement, refuser la discrimination positive parce qu’elle « ne rend pas service aux femmes » est un argument qui me laisse songeuse. D’un côté, c’est vrai que ça jette un voile de suspicion sur les compétences des artistes, et que ça peut les embarrasser. D’un autre côté, ce voile de suspicion existe déjà partout tout le temps. La seule différence, c’est que dans un cas il est explicite ; dans l’autre, il est implicite, et qu’on s’en sert sans le dire pour les exclure. Les femmes sont déjà ghettoïsées, et déjà jugées davantage à l’aune de leur genre que de leurs compétences ; s’en offusquer dès lors que l’on peut retourner ce phénomène en leur faveur est extrêmement hypocrite.
Pour moi, la discrimination positive n’est pas une fin en soi, mais une étape nécessaire vers l’égalité réelle. Les enquêtes de Marie Buscatto le montrent : pour l’instant, il n’y a que l’action institutionnelle qui marche. Si on compte sur la bonne volonté des acteurs, il ne se passe rien, ou presque rien. On n’aurait pas besoin de discrimination positive si les musiciens et les programmateurs faisaient leur part du boulot.
Je dis « les musiciens et les programmateurs », mais en fait je ne les place pas tout à fait sur le même plan. Il me paraît difficile d’exiger d’un musicien qu’il prenne une femme dans son groupe. Les choses en sont là où elles en sont, et adapter la création à des impératifs genrés est très compliqué. Pour cette raison, et je finirai là-dessus, je crois que les programmateurs (et les programmatrices !) ont un rôle majeur à jouer dans cette histoire — et pas seulement en m’invitant à faire des conférences.
Conclusion
Pour cela, il faut accepter d’en faire une priorité. Ce n’est qu’à ce prix que les choses pourront vraiment évoluer. Si le critère du genre ne passe pas devant tous les autres, le naturel revient au galop — et ce chez tout le monde, même chez moi. Cela signifie qu’il faut s’en préoccuper bien en amont de la programmation proprement dite, et qu’il faut aller voir des femmes jouer, soutenir des projets de femmes dans les commissions, etc.
Ensuite, il me paraît nécessaire d’agir dans le dire. Programmer des femmes, mais sans en faire la publicité. Pour que la mise à disposition de modèles aux petites filles devienne évidente et naturelle.
Tout ceci implique évidemment de se remettre en question en tant qu’individu, et c’est là que ça se gâte. Cette remise en question vaut autant pour les hommes que pour les femmes. Nous sommes partie prenante d’une structure sociale qui nous conditionne mais qui en même temps nous dépasse. C’est nous et c’est pas nous ; ça se joue en nous, à travers nous. On le fabrique autant que ça nous fabrique. C’est pourquoi je pense que le levier d’un véritable changement est dans une action conjointe au niveau social et au niveau personnel, intime. Les deux sont totalement imbriqués. C’est un travail long, très long, qui prendra plusieurs générations, mais qui je crois peut permettre d’émanciper autant les femmes que les hommes.
Il est temps en effet que les hommes s’emparent de cette question, et proposent d’autres manières d’être un homme. Le patriarcat est un système qui bénéficie aux hommes, mais qui n’est pas du tout émancipateur, ni au niveau individuel, ni au niveau collectif. Combattre les inégalités de genre, mais aussi de race et de classe, passe par la redéfinition de la masculinité et de la féminité.
Et il me semble enfin qu’un travail d’écoute de l’autre, d’accueil de l’autre en soi, voire d’effacement de l’ego au profit de quelque chose de plus grand que soi, est un travail joyeux, et en plus, tellement jazz… !
Pour terminer, et avant de passer la parole à la salle, je voudrais citer toutes celles et tous ceux dont les réponses à mes questions ont nourri cette réflexion. Merci à Airelle Besson, Sophie Bernado, Morgane Carnet, Adrien Chiquet, Élise Dabrowski, Benoît Delbecq, Julien Desprez, Andy Emler, Edouard Ferlet, Antonin-Tri Hoang, Pierre Lambla, Leïla Martial, Hughes Mayot, Basile Naudet, Laura Perrudin, Alexandre Pierrepont, Rafaëlle Rinaudo, Clotilde Rullaud, Eve Risser et Laëtitia Zaepffel.
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