Ce n’est pas sans une certaine émotion Ils sont fous ces Juifs ! On a l’impression en entrant au MAHJ (Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme), rue du Temple en plein centre de Paris, de partir pour trois mois en Californie : sas de sécurité, sacs et vestes à l’infrachépakoi, un par un et dans l’ordre s’il vous plaît. Une fois dans la cour, en revanche, tout est calme. Les pavés, les murs, les colonnes, les gens qui vendent des disques et des M&M’s, l’accordeur au fond là-bas qui prépare le piano, les quelques bancs qui traînent, la tour de régie… Seuls un ou deux personnages en costume et oreillette vous rappellent où vous êtes.
Vous êtes dans la cour du MAHJ et vous allez voir Mark Feldman et Sylvie Courvoisier interpréter des pièces du Book of Angels puis John Zorn, Trevor Dunn et Joey Baron improviser sur des images de Wallace Berman. Il est 19h00, il fait doux, le ciel est bleu. Vous êtes prévoyante, vous avez pensé aux Figolu et à la bouteille d’eau. Vous croisez quelques têtes connues. Vous apercevez l’éternel treillis couleur boue de Zorn et vous vous retenez de crier « Johnnyyyyyyy » comme une hystérique. Il est 19h30. Vous avez faim. Comme personne n’aime les Figolu, vous les mangez seule. Vous feuilletez le programme. D’avril à août, le Musée accueille une exposition sur la Radical Jewish Culture new yorkaise et la ribambelle de manifestations qui va avec : concerts, projections, lectures, confs… Avant ce soir, Anthony Coleman est venu (piano solo), et David Krakauer n’est pas venu à la clarinette – la faute au volcan ; après ce soir ce sera au tour du trio de Ben Goldberg puis de Frank London et Lorin Sklamberg. Il est 20h00. Fait frisquet. La cour s’est bien remplie dis donc. C’est marrant, le public est très mélangé : y’a des jeunes des vieux des dreads des lisses des bouts pointus des bouts ronds des Juifs et des pas Juifs. Vous allumez votre septième cigarette en regardant avec horreur et incompréhension votre paquet presque vide. Il est 20h30. Vous avalez la dernière gorgée d’eau. Il est 20h40. Le concert commence.
La très jolie pianiste Sylvie Courvoisier et son virtuose de mari le violoniste Mark Feldman disent jouer la musique de Zorn. En fait, ils n’en font qu’à leur tête. Le Book of Angels affleure ici ou là, mais ce n’est qu’au détour d’un thème qui sert de prétexte à de magistrales improvisations qui témoignent de longues années de complicité. Le duo est splendide. Finesse dense, légèreté appuyée, tout ici n’est que contrastes qui se donnent l’air de ne pas y toucher. Les cordes sont frottées pincées grattées torturées jusqu’à la moëlle par deux musiciens qui en font ce qu’ils veulent. La fluidité des transitions est impressionnante, l’aisance à l’archet de Monsieur est à couper le souffle, les mains de Madame sont invisibles. Ils ne sont pas deux ils sont mille !
Mille à applaudir en tout cas, c’est sûr. La cour transpire le plaisir de jouer et celui d’écouter. Les deux magiciens se font des sourires, se regardent, s’attendent et quittent la scène main dans la main. 50 minutes plus tard, vous vous êtes dégourdi les jambes, vous avez assisté à une dispute entre une vieille abonnée du Musée qui demande où sont les sièges, les murs et le toit et une employée exaspérée, vous vous êtes vous-même disputée avec une autre vieille, riche et laide abonnée qui se plaignait de la fumée de cigarette tout en refusant de quitter votre place chèrement acquise et vous avez terminé les Figolu, ça y est, John Zorn, Trevor Dunn et Joey Baron montent sur la scène, saxophone brandi. Derrière eux un immense écran voit défiler des films de Wallace Berman, « figure légendaire de la Beat Generation » : noir & blanc, coupures, juxtapositions, reprises… Pas de répétition, le trio improvise en acte. La musique est aussi folle que les images : emballement, hurlements, reprises, on dirait que Zorn fait la course avec son saxophone. Derrière, le batteur et le contrebassiste assurent un inaléniable groove, on se demande comment ils font pour ne pas broncher… même quand ils bronchent précisément. Ce curieux phénomène a pour conséquence un déhanchement incontrôlable et quasi systémique de la moitié inférieure du corps alors que, d’apparence, la musique tend plutôt vers le free.
Assez vite, alors qu’on aurait pu croire à un adoucissement rythmique fonction du film, on se rend compte que le trio ne cherche pas à coller aux images, mais à en rendre la couleur, l’atmosphère. Zorn a réclamé à grands cris qu’on éteigne toutes les lumières. On ne voit plus qu’un immense carré noir et blanc où se succèdent à toute allure des images et des symboles hébraïques, une femme et son bébé, une étrange suspension, la mer, une maison sur la mer, un enfant les doigts dans la bouche qui regarde d’un oeil intrigué la caméra, des arbres… À l’oreille aussi se succèdent prises de parole, solos aussi courts que percutants, indications sommaires du leader aussitôt comprises par ses deux acolytes, formés par vingt ans de compagnonage, accélérations, ralentissements. Ils ne s’arrêtent pas, c’est une demi-heure, une heure ininterrompue de baffe sonore en pleine gueule. D’ailleurs la vieille riche et laide est partie.
Le public obtient un rappel avec satisfaction – le déhanchement systémique devient sérieux. Le film est fini, les lumières sont rallumées, le ciel est noir à présent, et une mer de têtes hurle toutes sortes de choses au trio qui revient sur scène. Encore un bon quart d’heure de concert – de rock ! il y a des jeunes debouts – qui achève de transformer en urgence médicale ce qui paraissait bénin au début, et vous voilà livrée à vous-même, censée aller vous coucher alors que vous avez la patate pour au moins trois semaines. Vous traînez un peu sur les pavés, vous déambulez, vous vous faîtes gentiment raccompagner vers la sortie, alors vous vous consolez avec des falafels sur les marches de l’église la plus proche et puis vous rentrez chez vous à pied, à la lumière des lampadaires de Paris, en vous disant que des concerts comme ça, devrait y’en avoir plus souvent.
bravo ! magnifique article, je partage sur twitter et facebook
La vieille a râlé et déguerpi, nous on a dansé et mangé des falafels… elle a beau avoir du fric, nous, on a passé une excellente soirée ! :o)
bravo aussi et je partage immédiatement….
bravo belettetheater, merci de nous avoir fait partager ces forts moments !
Moi j’aime les Figolu et cet article 🙂
Moi j’aime les Figolu mais pas Zorn
Merci de ce compte-rendu qui me rend encore plus verte (rouge, blanche, bleue, tout y passe) de n’avoir pu en être !
Je suis Zorn.
[…] suis, à l’évidence, loin d’être la seule à aimer les Figolus. Il est par ailleurs permis de s’interroger sur les conséquences de […]