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Posts Tagged ‘Ménilmontant’

Il est parfois difficile d’expliquer la genèse d’un art, d’une culture, d’un folklore. Il est souvent compliqué d’assembler des éléments qui, ensemble, forment l’unité réelle d’un sujet d’étude. Il en va ainsi de la musicologie. Appliquée aux musiques traditionnelles, cette science exige un corpus précis pour déterminer d’où vient le genre, d’où viennent les influences, qui en joue, pourquoi, quand, comment, sur quels instruments et surtout, pour attribuer une appellation d’origine contrôlée.

Aujourd’hui, ces musiques traditionnelles – celles qui, traversant les siècles, sont restées fidèles à leurs origines, sont en déclin. Les mélanges, les fusions, les inventions les transforment peu à peu en nouveaux folklores. Les musiciens modernes ne le savent que trop, qui utilisent ces matériaux pour inventer de nouvelles ambiances. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme, disait Lavoisier peu avant de perdre la tête sur l’échafaud…

clairon

Nous sommes à Ménilmontant. Au sens large, quoique précisément Ménilmontant. Un bar.

Entendons-nous, un bar, mais pas n’importe lequel. Celui-ci, du moins l’emplacement, est bar de père en fils depuis plus d’un siècle. Longtemps appelé le Clairon de Ménilmontant, où Maurice Chevalier venait en voisin, s’en jeter un derrière la lavallière, ce bar – le nom servira de chute dans notre affaire, est situé en face de l’église Notre-Dame de la Croix, place Maurice Chevalier (CQFD), Ménilmontant, Paris, Europe. Ménilmontant, je le rappelle aux plus jeunes, est un quartier de Paris, jadis un village des faubourgs, qui jouxte celui de Belleville dont l’historique est similaire. Belleville-Ménilmontant, le folklore, la gouaille, Maurice Chevalier et la môme Piaf. On me voit venir. J’y viens.

Que des tapas soient à la carte importe peu. Ce sont bien d’authentiques habitants du quartier qui peuplent cette salle, dans leur hétérogénéité sociale et culturelle. La gouailleuse qui se pique la ruche au bout du bar et vocifère des mots doux, le vieux beau qui regrette le temps des fiacres, l’ouvrier fatigué coincé entre deux jeunes amants aux collants filés et aux cheveux gras. Ici, pas de paraître, on est entre nous, c’est la maison commune. Et la musique.

En ce début de millénaire digital, la musique diffusée dans la pièce subit les pires outrages en la matière. Compressée dans un format numérique qui lui ôte toute basse et toute profondeur, elle est récupérée sur Youtube par un ordinateur portable, posé en équilibre sur le haut d’une étagère, devant l’entrée des cuisines – d’où sortent les tapas en cadence, relié par des fils incertains à un modem haut-débit et acheminée par câbles audio vers des enceintes modestes qui s’époumonent à projeter par dessus le brouhaha ambiant les mélodies aigues et stridentes. Passons, on a vu pire. Marcher en manifestant derrière un camion sono de la CGT étant le zéro absolu dans l’échelle du plaisir confortable de l’audiophile.

Seulement, ici, dans ce café de Ménilmontant, en 2013, on écoute de la chanson française des années 30 à 50. On entend – plus qu’on écoute- Piaf. Depuis une heure, c’est tout son répertoire disponible sur Youtube qui s’enchaîne. On a bien le droit à quelques bribes de ces tubes, lancées à tue-tête par l’un des habitués, heureux de participer à cette soirée lyrique. « Padam padam », « Je vois la vie en roooooooooooose » et le fort à propos « moi j’essuie les verres au fond du café »…

Seulement, voilà, en 2013 aussi et encore, les connexions internet sont capricieuses. Est-ce l’ordinateur fatigué ? Le modem saturé ? La plateforme bloquée ? Toujours est-il que le silence se fait. Non pas un silence voulu, souhaité ou imposé par une quelconque nécessité cérémoniale. Non, un silence inopportun, malpoli, violent. En plein milieu de la chanson : « J’ai bien trop à faire pour pouvoir… Clac ! ». On ne saura pas. Et le bruit de fond, privé de miroir sonore, se fige. On se regarde, on se questionne. Un préposé auto-désigné tente de bidouiller une pseudo-réparation, s’emmêle les fils, débranche, rebranche… Rien à faire.

Quand soudain, semblant crever le ciel, et venant de nulle part, surgit une guitare…

Un des jeunes hommes accoudés au bar s’en saisit et tout naturellement, reprend d’une voix douce et presque assurée : « Moi j’essuie les verres au fond du café, j’ai bien trop à faire pour pouvoir rêver ». Et le chœurs des gouailleurs de le suivre, de lui offrir une polyphonie contrapunctique et éraillée. Tous ici, connaissent la chanson. Il ne s’agissait pas d’une musique de fond. Non, les chansons qui passaient dans ce bar sont les mêmes depuis plus d’un demi-siècle. Dans ce bar, dans ce quartier. Elles font partie d’un répertoire culturel, vernaculaire, folklorique. Elles sont nées ici, elles vivent ici. Et elles se transmettent encore, de génération en génération. Et le chanteur à la guitare les enchaîne. Une musique populaire, traditionnelle du Paris des faubourgs, des quartiers, des villages.

Composée en 1956,  Les Amants d’un jour est une chanson peu commune, qui raconte l’histoire étonnante d’un couple d’amoureux qui vient se donner la mort dans le bar où travaille la narratrice (celle qui essuie les verres au fond du café…). C’est surtout une chanson de femmes. Ecrit par deux auteures ; Claude Delécluse et Michelle Senlis pour la chanteuse Edith Piaf, elle sera mise en musique par Marguerite Monnot. Une association de quatre femmes assez rare (le trio composera également Comme moi pour la chanteuse) dans la chanson française, dominée largement par les auteurs et les compositeurs.

Aussi, lorsque dans ce lieu interlope, la technologie fait faillite, c’est en invoquant les mânes de ces trois grâces que la musique reprend le dessus, vaille que vaille. Une philosophie toute contenue dans le nom du lieu Demain, c’est loin. Comme pour bien ancrer le présent dans une histoire aux profondes racines, au moins musicales.

Matthieu J.

http://www.demaincestloin.fr/

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