Masada String Trio + Mycale + Banquet of the Spirits play Masada ou John Zorn sans John Zorn
Aïe aïe aïe il est déjà 8h moins dix, le concert commence à la demi et évidemment j’habite à l’autre bout de Paris. J’attrape un bout de fromage et me précipite dans le métro direction Bobigny, la banlieue nord du neuf trois avec des gens extrêmement dangereux dedans. Ce qui paraît dangereux une fois sortie c’est surtout ce qu’il y a dans la tête des décideurs politiques et des urbanistes quand ils décident en toute conscience de mettre une voie rapide en plein milieu d’une ville, de faire finir un tram au milieu de nulle part ou d’installer des trottoirs seulement après avoir installé les voitures sur des voies inaccueillantes au possible. Quand on marche en direction du théâtre MC93, on a l’impression de longer une aire d’autoroute. Et je ne vous parle même pas de la continuité du tissu urbain entre Paris ou Bobigny, ou comment dissuader et les uns et les autres de circuler de part et d’autre d’une frontière dont on a tout fait pour la rendre infranchissable. Sur ce, j’ai un quart d’heure de retard.

Masada String trio
Le MC93 est au 1, boulevard Lénine, juste après l’avenue Maurice Thorez, dans un renfoncement pavé bordé d’arbres mignons. Dans le neuf trois, on a plein d’argent pour construire des salles de spectacle, du coup toutes les moches villes ont la culture à portée de main, c’est merveilleux. Sauf qu’il n’y a pas probablement pas beaucoup de Balbyniens dans la salle ce soir — c’est un sujet qui mériterait enquête : y a-t-il un public autochtone pour de tels festivals ? Banlieues Bleues fait un vrai travail de sensibilisation, mais pour quel résultat ? À l’entrée tracteurs et tracteuses ouvrent la voie : c’est bientôt l’heure du festival La Voix est libre aux Bouffes du Nord (10-12 mai), mais aussi du duo Noémi Boutin/Marc Ducret (27 avril) et de la rencontre Quatuor Béla/Albert Marcœur (27 mai) à l’Atelier du Plateau. Le concert a déjà commencé, aussi me demande-t-on de rentrer dans la salle par le deuxième étage : elle est pleine. Et tout en bas, sur une grande et belle scène, un trio qui paraît tout petit : Mark Feldman est au violon, Erik Friedlander au violoncelle et Greg Cohen à la contrebasse.
Le Masada String trio, comme les deux formations suivantes, jouent les compositions de John Zorn en se les appropriant. Pas question ici d’être bon élève, les morceaux ont été lâchés dans la nature, maintenant, à eux de les tordre, de les couper en tranches, de les saucissonner, d’autant plus que le chef d’orchestre n’est pas là ce soir. Le problème quand on arrive précipitamment du boulot au concert, c’est de rentrer dedans. Là, j’ai besoin de balades et de promenades musicales pour m’apaiser et me sortir de ma journée ; le Masada String trio m’en donnera une. Ce n’est pas suffisant. Et encore, ceux qui ont écouté les premiers morceaux se sont pris du gros free en pleine tronche, une introduction qui rappelle un peu la méthode zornienne à Marciac : vingt minutes de folie pour vider la salle de ceux qui ne savent pas ce qu’ils sont venus voir, et ensuite on peut commencer les choses sérieuses. À Banlieues Bleues ce serait plutôt le contraire : les gens ne cessent d’arriver et de trébucher dans le noir sur les pieds de ceux qui étaient à l’heure. Pardon. Ça s’installe maladroitement et ça écoute. Mark Feldman est fidèle à lui-même : il arrive toujours à faire en sorte qu’on se demande à un moment ou à un autre comment il sort ces sons de son violon. Grâce au vaudou peut-être ? Pourtant, pas beaucoup d’expérimentations barrées du côté de ce trio ce soir : des mélodies très « zorn », qui me donnent pour la première fois une sensation de déjà entendu… C’est beau mais c’est un peu loin.

Mycale
Alors à la pause je me rapproche. Et je fais bien. Le quatuor lyrique Mycale me lave de mon cerveau et me permet enfin de descendre d’un étage pour respirer un peu. De gauche à droite : Brooklyn, Israël, France et Maroc, Argentine. Ayelet Rose Gottlieb, Basya Schechter, Malika Zarra et Sofia Rei Koutsouvitis se distribuent une partition a cappella qui fonctionne par superpositions, où polyrythmie et contrepoints amènent de la profondeur. Bon, mais quand on a dit ça, en fin de compte, on n’a pas dit grand chose. Le souffle : voilà ce que je retiens de cette partie. Le leur, et le mien. Son passage, sa circulation, qui allège chacune, et donc l’ensemble — et quand je dis l’ensemble, j’entends scène et salle. Une parole partagée à la fois singulière et commune : de l’hébreu, de l’espagnol, des onomatopées, des bruits, du rythme. De la difficulté de la performance aussi, et de la satisfaction de l’avoir accomplie. Ou de la joie, juste de la joie. Quand, comme chez Paul Claudel, « de la parole du poète il ne reste plus que le souffle » (Cent phrases pour éventails).
La pause est courte, les lumières ne se rallument même pas avant l’entrée du plat de résistance, le très attendu banquet des esprits. Non mais rien qu’à la lecture du nom du groupe, on se dit que son initiateur doit être un peu barjo. En fait non, il ne l’est pas un peu, il l’est énormément. Membre de The Dreamers, le percussionniste Cyro Baptista a réuni Brian Marsella aux claviers, Shanir Blumenkranz à la basse et au oud et Tim Keiper à la batterie, ou, comme l’a si bien formulé ma voisine, « Tony Williams dans le corps des frères Hanson » (debout sur la photo ci-dessous). Pour un banquet, c’est un banquet. On en a à bouffer. Les premières notes forment une tempête qui fait table rase de ce qui a précédé : place à la fête. Cyro Baptista, un énorme chapeau à poils vissé sur le crâne, a l’air de disposer d’un réservoir inépuisable d’objets en tout genre pour utilisations diverses, incluant le fait de faire l’hélicoptère. Shanir Blumenkranz, dont je n’avais jamais entendu parler, est bluffant : déjà, il joue de la contrebasse, de la basse et du oud, rien que ça (contrebasse qu’il prêtera à Greg Cohen pour le rappel). Ensuite, de loin, il a l’air placide et calme des bassistes qui groovent à mort, comme si de rien n’était (comme par exemple Jean-Luc Lehr). Le groupe donne l’impression d’avoir fait plus que de s’approprier les compositions de John Zorn : de les avoir réinventées. Du coup, ce ne sont pas des interprètes qui jouent devant nous, mais des créateurs d’un judéo-free rock jouissif qui allie intelligence musicale et folie furieuse.

Banquet of the Spirits
En fait de marathon, ce sont deux heures seulement qui clôturent le festival Banlieues Bleues. Malgré les nombreux applaudissement, hurlements et autres tapements de pieds, nous n’avons pas droit à un rappel digne de ce nom. Tout cela est passé très vite, et aurait mérité d’être un peu plus aéré, d’autant que la musique le méritait. Paradoxalement, alors que ce concert n’était pas un concert de John Zorn (et tant mieux !), il m’a fait pour la première fois toucher du doigt le nerf de sa musique : quelque chose de très contradictoire, à la fois généreux et obsessionnel, déluré mais certainement pas hasardeux.
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